vendredi 7 octobre 2011

"Unwatchable", ou le voyeurisme hors de contrôle

J'ai entendu parler de la tempête que le film "Unwatchable" a déclenché quand mon thérapeute m'en a parlé. Inutile de dire que je ne souhaite aucunement regarder la reproduction du viol collectif d'une femme et de la violence hideuse exercée envers sa famille, montrés dans le but de faire parler des abus qui ont lieu dans le milieu de l'industrie du téléphone portable au Congo.

Ce n'est pas du tout parce que je pense que tout ça ne devrait pas être rendu public, et dénoncé et combattu. Je crois passionnément que là où il y a de la violence et de l'injustice, la vérité doit être dite et amenée à l'attention des gens, peu importe à quel point elle est insupportable. Ici en Occident, on reste trop souvent assis confortablement sur nos fesses complaisantes, à penser que tant que la vie est belle pour moi, alors je ne suis pas très intéressé par ce qui arrive aux autres. Nous vivons dans une culture du "moi". Même quand les choses qui nous procurent du plaisir apportent de la souffrance aux autres (la pornographie étant le principal exemple dont je parle ici dans mes articles), nous préférons une bonne vieille approche de l'autruche. Il faut qu'on nous mette mal à l'aise ! C'est seulement si je suis mal à l'aise que je vais me bouger de mon fauteuil et agir.

Mais pour attirer l'attention sur le viol et la torture, il n'est pas nécessaire de les reproduire. Tout ça me semble faire partie du même bon vieux schéma : les gens sont désensibilisés à la souffrance et à la violence, alors plutôt que de trouver des moyens plus créatifs d'exprimer la destruction engendrée par viol et la violence, on les montre simplement de façons encore plus graphiques. Et alors la barrière du "facteur choc" est repoussée de plus en plus loin et les images sur nos écrans deviennent de plus en plus sordides.

La vérité c'est que le viol est sordide. C'est destructeur, c'est blessant, c'est la perte fondamentale de quelque chose d'irrécupérable : soi-même. En tant que survivante de viols et de viols collectifs, je me sens perdue même pour moi-même, déconnectée, séparée de mon corps, trahie par lui. Incapable d'empêcher ce qui lui arrivait, je me retirais mentalement, je me dissociais. Mon corps restait, mais moi pas : j'étais là mais pas là, présente mais absente. Les viols et les violences sont restés une partie de moi, encore aujourd'hui : ils étaient ma réalité, c'était ma vie en tant que femme prostituée, accro à la boisson et aux drogues. Et il n'y a pas moyen de s'éloigner rapidement de tout ça. Tout le monde aime les happy end, ah comme on les aime ! Elle s'est enfuie, elle s'est désintoxiquée et elle vit maintenant une vie heureuse. Fin ! On peut passer à quelque chose d'autre avec la conscience tranquille.

Pas vraiment. Pas dans mon expérience, en tout cas. Guérir d'un traumatisme demande du temps et de l'aide, et guérir d'un traumatisme sévère demande beaucoup de temps et beaucoup d'aide.

Ce qui a été produit est une vidéo rapide, sensationnaliste, de violence sexuelle graphique (à même de déclencher des flash-backs pour les survivant-e-s de viol), une de plus dans la pile grandissante de matériaux sexuellement graphiques qui nous ressortent déjà par les oreilles. Cela a déclenché une réponse instantanée du type "horreur-choc-voici-à-quoi-ressemble-un-viol-collectif" qui va probablement très vite retomber comme un soufflé (nous verrons si le battage que ça a créé ira au-delà de la discussion à propos de la vidéo, pour aller vers une réelle action à long terme et des groupes de pression). N'est-ce pas toujours le même schéma avec les images choc ? Choqués, puis un peu moins choqués, puis on oublie comme d'autres images encore plus choquantes arrivent. J'ai vu une vidéo et j'ai été outré et j'en ai parlé, peut-être ai-je même signé une pétition, donc maintenant je peux m'en laver les mains et oublier... N'aurait-il pas été plus efficace d'attirer l'attention sur les dégâts psychologiques du viol ? Une conversation plus élargie que la tactique du choc visuel n'aurait-elle pas eu plus un impact durable, en faisant réfléchir les gens, déclenchant des discussions franches et utiles et de l'action, plutôt qu'une réponse réflexe ?

Pourquoi sommes-nous encore obsédés par le fait de regarder une femme être violée, plutôt que de parler à une victime de viol et entendre sa voix ? Pourquoi l'emphase est-elle toujours mise sur le corps nu et impuissant d'une femme, plutôt que sur la femme tout entière ?

Est-ce que ça ne serait pas un changement rafraîchissant de cesser d'être des voyeurs ?


Dans une société saturée par la pornographie hardcore, dans laquelle les femmes subissent de la violence de façon routinière, dans laquelle les clubs de lapdance où les femmes sont objétisées et achetées tous les jours sont considérés comme des plaisirs inoffensifs, où le strip-tease et la pornographie sont considérés comme des sources de pouvoir pour les femmes, en réalité rien n'est inregardable. Etant donné l'obsession de notre société avec l'objétisation du corps des femmes, une approche plus utile et plus inhabituelle aurait été d'entendre réellement la voix de la femme, sans s'attarder sur son image à la caméra, figée dans le temps, alors qu'elle est violée. Si les gens sont mal à l'aise vis à vis de ce film (et ils le devraient : ici je discute le fait qu'il y avait un meilleur moyen d'alerter sur ce problème, pas que ce problème ne devrait pas être discuté), peut-être devrions nous leur demander non pas pourquoi ils sont affligés par les réalités de ce qui se passe au Congo, mais plutôt pourquoi ils ne sont pas affligés par les réalités de ce qui se passe ici et maintenant, dans notre propre pays.


Une femme sur quatre sera victime de violences conjugales.

Chaque semaine, deux femmes au Royaume-Uni sont tuées par leur partenaire ou leur ex-partenaire.

Les taux de viol en font toujours une menace pour toutes les femmes.

Le taux de condamnation pour viol stagne à 13%.

Les sondages continuent de montrer que la majorité des gens, hommes et femmes, pensent que la victime de viol a un certain degré de responsabilité dans le fait d'avoir subi ce viol.


Notre culture est une culture du viol, c'est à dire, une culture dans laquelle les femmes restent inférieures, dans laquelle la pornographie de plus en plus hardcore devient de plus en plus dominante, et où on estime que c'est une bonne chose, pas du tout en contradiction avec la promotion d'une sexualité égalitaire. Les producteurs d' "Unwatchable" ne sont pas les seuls à comprendre que des tactiques plus choquantes que jamais sont requises pour s'attirer une audience. Les pornographes entrent dans un territoire de plus en plus extrême pour attirer les clients. Nous sommes désensibilisés. Le prix que les pornographes sont prêts à payer, c'est les dégâts faits au corps d'une femme quand elle subit des actes de plus en plus brutaux pour le frisson du payeur. Cela me frappe, si les gens qui ont fait cette vidéo étaient vraiment inquiets à propos des femmes, ils ne devraient pas prendre exemple sur les pornographes et se concentrer sur une représentation graphique de violence sexuelle encore plus extrême. Être un voyeur n'est pas suffisant. À la place, ce serait plus utile que les gens se tiennent aux côtés des personnes qui ont survécu aux viols, et qu'ils entendent nos voix.

Je ne peux pas parler pour chaque victime de viol, mais pour moi ? J'en ai assez des gens qui se tiennent là, à regarder, choqués ou non, quand les femmes se font violer et frapper. Nous avons besoin d'aide, et au-delà de ça, nous avons besoin d'une voix, nous avons besoin de compréhension, nous avons besoin de vivre dans une société où nous ne sommes pas blâmées pour avoir été violées à cause de ce que nous portions / avons dit / de notre comportement, une société où les gens arrêtent de nous voir figés dans le temps comme "la femme qui se fait violer" et où ils nous voient tout entières : notre histoire, comment nous en sommes arrivées là, nos espoirs et nos rêves. En clair, nous avons besoin de changement, ce qui ne peut vouloir dire qu'une seule chose. Action !

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