vendredi 2 juillet 2010

Sur les gueules de bois émotionnelles

Mes cicatrices attirent mon attention, maintenant que j'ai des rencarts, pour voir un homme. Il remarque et il est curieux. Je ne suis pas habituée aux questions. J'avais les mêmes cicatrices de mon ex quand je me suis prostituée, mais les clients n'en avaient que faire. Faisant une fixation sur les seins et les trous, matières premières de la pornographie, je ne crois même pas qu'ils les aient ne serait-ce que remarqués.

Peut-être que si. Ils n'auraient pas pu rater les entailles sur mes bras, une tentative désespérée de ma part de survivre, de vivre avec l'invivable, d'être moi dans mon corps, moi dans le naufrage de ma vie. Ils n'auraient pas voulu savoir, de toute façon. Après tout, n'est-ce pas là tout le but de la pornographie, de la prostitution, d'être l'achat et l'utilisation sans culpabilité d'une femme comme un objet sexuel ? Pas de place pour entendre l'histoire de cette femme, entendre ses émotions, demander comment ça la fait se sentir et comment elle est arrivée là - ça se mettrait sur le chemin. Les acheteurs demandent une expérience sans culpabilité, sans vérité, que ce soit en éjaculant sur le visage de la prostituée qu'ils ont achetée ou en baisant une autre à travers les pages brillantes d'un magasine, l'humanité de la femme encore un peu plus effacée, pour être pliée et mise dans un tiroir.

L'acheteur termine et est libre de continuer avec sa vie de tous les jours. On ne peut pas en dire autant de la femme qu'il utilise ! Elle vit cela, elle sait, on lui réaffirme sur une base quotidienne que sa seule valeur est de servir de réceptacle pour son foutre, un spectacle qui doit rester ouvert, maltraitée, pénétrée et vendue. Elle n'a aucune importance : sa souffrance, ses émotions n'ont aucune importance ; ce qui est important, c'est lui, le vendeur, son plaisir, ses frissons. Tout ce qui importe à propos d'elle, c'est qu'elle est disponible, qu'elle est muette, qu'elle ne montre rien d'autre que du plaisir et de la gratitude pour tout ce qu'il décide de lui faire, peu importe à quel point c'est douloureux ou sadique. Sodomie à sec ? Pas de problème - j'adore ça. Double pénétration ? C'est tellement bon ! Passer de l'anus à la bouche ? Le fisting ? Qu'on me pisse dessus ? J'en veux encore plus.

Comme si. Chaque fois qu'elle était abusée, elle rétrécissait un peu, devenant "moins". Chaque fois qu'il la maltraitait, il grandissait un peu, devenant "plus". Son pouvoir à lui grandit tandis que le sien à elle diminue. Les limites n'existent plus désormais. Ces actes sexuels qu'elle n'a pas voulu, qui la font souffrir et l'humilie et la dégradent arrivent un par un. Il manque à son "non" le pouvoir et la possibilité de sortir de cette situation pour se mettre en sécurité. Tu entends ces mots sortir de sa bouche, en demandant encore plus, gémissant de plaisir, disant qu'elle aime ça, ses mots à lui, mais dans sa bouche à elle. Il est le marionnettiste. Apprenez-ça d'une femme qui sait, l'humiliation ultime c'est d'être forcée à remercier ton abuseur, à demander d'être abusée encore plus. Je me suis scarifiée, j'ai bu et je me suis droguée, je me suis dissociée, je me suis endormie en pleurant quand il y avait des cauchemars attendant juste de me retrouver là où il était parti.

Avec mon ex, je savais ce qu'on attendait de moi. La violence, et sa menace, étaient constantes. On me disait de sourire pour les photos, de dire que j'aimais ça pour la caméra. Parfois il était clair que je n'étais pas là par choix - il y avait des stries des coups de ceinture et des hématomes, et de la violence dans la film (et ça vend bien dans certains coins), mais pas toujours. C'est facile d'ignorer ce que tu ne veux pas voir. Pour l'utilisateur de pornographie, il a derrière lui le poids d'une société qui justifie et normalise son achat de femmes comme un "truc de mec". Une société qui, en plus, dit : ne t'inquiète pas pour elle, elle aime ça, ça la libère, ça lui donne du pouvoir, ça lui permet de faire plein d'argent.

Trois ans après ma sortie, les bleus ont disparu. Les plaies se sont transformées en cicatrices qui seront avec moi pour le reste de ma vie. Mais ce sont les cicatrices mentales qui me font le plus souffrir. Mon syndrome de stress post-traumatique est redevenu violent récemment, et il n'est pas toujours facile de vivre avec mon passé, la maltraitance. Cela continue à impacter sur mon présent, la "gueule de bois émotionnelle" d'avoir été vendue, et que le société continue à choisir d'ignorer. C'est un piège dont il est difficile de se tirer. Tout ce que je sais c'est que, bien que cela puisse être douloureux, essayer d'avancer est la seule option. C'est une belle chose d'être avec quelqu'un qui compte pour moi. Je vais utiliser tous les moyens à ma disposition pour laisser tout ça derrière moi pour pouvoir enfin réellement apprécier ce que j'ai.