mardi 29 novembre 2011

Sans honte

J'ai ressenti beaucoup de honte ces derniers temps. Mais alors je me dis, la honte de qui ?

Et je pense à...

La continuelle objectification sexuelle des femmes partout. Pas d'échappatoire, pas de moyen de s'en éloigner, au cinéma, dans les films, à la télé, dans les magazines "pour hommes", les magazines féminins, les magazines porno, les pubs, les clips, les pop-ups sur internet, le spam, les dvd porno, même la radio et les livres. Partout est célébrée la soumission des femmes, l'inégalité définie comme naturelle et célébrée, c'est leur but à elle et lui. Elle veut être utilisée maltraitée et sexualisée tout autant qu'il veut l'utiliser la maltraiter et la sexualiser.

La domination de quelques voix. Jenna Jameson, un "succès" du porno qui s'est fait pas mal d'argent là-dedans, l'exception et pas la règle, membre d'une minuscule mais puissante minorité de pantins de l'industrie du sexe, des femmes dont les voix sont utilisées pour défendre sa bonne marche. Ils utilisent des femmes comme Jenna pour nous dire à quel point le porno est bon pour nous, même pour les femmes qu'il utilise. Vous voulez être Jenna Jameson ? Violée en groupe et laissée pour morte quand elle était adolescente, et elle ne voit pas le rapport. Nous avions besoin de thérapie et à la place on s'est littéralement fait baiser encore et encore pour le profit et le plaisir des autres. Maintenant nous avons du mal à nous confier en thérapie.

C'est un cercle vicieux : je me sens sale et honteuse donc j'accepte d'être traitée comme sale et honteuse, ce qui me fait me sentir sale et honteuse. Piégée pour les gains des proxénètes et des clients, pour le plaisir du client de l'enregistrement de ma maltraitance, un dvd "adulte" ou des photos.

La honte de qui ? Des proxénètes et des clients. Je pensais que c'était ma honte. Ma honte ? Mon cul. Littéralement.

lundi 28 novembre 2011

Noyade


Et je sens les mots s'échapper, je trouve mon corps incapable de répondre, je sens mes mâchoires se serrer. Mes lèvres semblent être collées l'une à l'autre, comme si j'étais bâillonnée, muette et ligotée. Je suis entièrement impuissante, figée comme un lapin pris dans la lumière des phares. Mes pensées filent à toute allure ou alors se vident : soit je suis trop présente dans ma tête soit je suis absente, emportée dans une vague de néant. Les pensées sont alors lentes, détachées : celles d'un observateur, à peine intéressé. À l'autre extrême, je me sens complètement piégée, enchaînée à ce corps et handicapée par lui : je lui commande de bouger et il ne le fait pas, je crie dans ma tête à mes lèvres de bouger mais elles ne le font pas. J'ai l'impression de me noyer sans pouvoir crier à l'aide. Je peux cligner des yeux, mais ça s'arrête là.

La cause de cette réaction de renfermement extrême ? N'importe quelle chose qui puisse me rappeler le pire de mon passé. Ma tête et mon corps titubent en revivant le traumatisme, je suis submergée par lui, engouffrée en lui. Je prie pour avoir la réaction de détachement : l'autre est trop douloureuse, trop solitaire, pour être supportable. Quand c'est arrivé en thérapie l'autre jour, je me suis retrouvée piégée dans mon passé, des images torturantes de ma maltraitance brûlant dans mon esprit et dans mon corps, infirme et seule.

Je ne veux plus retourner là-bas toute seule.

Tout est connecté. Une pensée, un souvenir en déclenche un autre et encore un autre et c'est parti, un cercle d'horreur s'élargissant sans cesse devant mes yeux seulement, dans ma tête seulement. Je veux crier "aidez-moi, s'il vous plaît aidez-moi, soyez là avec moi, aidez-moi à sortir de là", mais aucun mot ne vient. Mes lèvres restent soudées, imperméables à mes ordres d'ouverture.

Cela ne devrait pas me surprendre de devoir parfois lutter pour ouvrir la bouche, que ce soit pour manger ou pour parler. Ma bouche a été gravement maltraitée quand j'ai été vendue : je m'étranglais et vomissais sur bite après bite enfoncée dans ma gorge, les poumons en feu, les yeux dégoulinant. En situation ressentie comme risquée, ma bouche refuse de coopérer.

Pour ce qui est des mots, de parler, d'appeler à l'aide, cela ne devrait pas me surprendre non plus. Quand j'ouvrais ma bouche je risquais son poing, alors j'ai arrêté de parler. Et les mots me manquaient de toute façon, étaient inadéquats de toute façon, s'enfuyaient de toute façon. Comment transmettre la terreur qu'est le viol collectif ? Comment transmettre la dégradation que tu subis chaque jour en étant frappée, en étant vendue. Les récits deviennent disjoints à cause des blackouts. Les émotions ? Mon dieu, tu n'as aucune idée de ce que tu ressens. De la peur au-delà de toute description, de la souffrance au-delà des mots, l'engourdissement d'aller encore au-delà de ça, au-delà.

Tout s'effondre au final. Tu te détaches et tu t'observes battue, violée, au bord de la mort. Tu n'as aucun pouvoir là-dessus, aucune échappatoire. C'est un peu comme observer le monde de sous l'eau, à distance : le son semble éloigné, les actions semblent ralenties. Un accident de voiture en slow motion, sans l'émotion.

Puis le dégoût revient dans ton corps, dans les émotions, tu vois à nouveau avec tes yeux, tu entends avec tes oreilles, tu ressens ce qu'ils font. De retour dans la peur et les pensées qui filent, les tremblements et l'être. Réunie avec ton corps, la douleur revient à toute vitesse et t'étouffe. Ta poitrine se comprime, ta gorge se noue.

Mon expérience du syndrome de stress post-traumatique est alors une exacte reviviscence de la façon dont j'ai vécu le traumatisme d'être prostituée à l'époque. La fluctuation entre le détachement et la trop-présence reste là, alors que les circonstances extérieures de ma vie diffèrent. Je ne suis plus physiquement sujette aux abus que j'ai subis. Mais les cicatrices mentales restent, et ont un effet physique. Elles me handicapent comme elles le faisaient à l'époque, mais n'ont plus aucun but à présent. À l'époque, c'était ce que mon esprit et mon corps faisaient pour survivre. Maintenant, cela sert à m'isoler.

La confiance ne me vient pas facilement, et pour de bonnes raisons. Mais à présent j'en ai plus besoin que jamais. J'ai besoin d'être honnête et d'appeler à l'aide. Et j'ai besoin de beaucoup d'aide. Je doute que ce travail puisse être vite fait bien fait. Tant que je suis incapable d'ouvrir la bouche, je remercie Dieu d'être capable d'écrire. Sans cette soupape de sécurité, je serais comme j'étais à l'époque : complètement foutue.

samedi 26 novembre 2011

La destruction m'appelle : viens par là...

J'ai parfois un besoin irrésistible de littéralement me détruire, de me faire mal encore et encore, de me déchirer en lambeaux. Pour me punir. C'est comme si j'avais internalisé ce qu'ils m'ont dit : tu le mérites, tu aimes ça, tu es faite pour ça - tu ne vaux rien ! Pouffiasse ! Sale cochonne ! Salope ! Pute ... etc. Il y a une part de moi qui se sent horriblement sale et ravagée, sans espoir de réparation, ce qui rend toute tentative de changement incroyablement futile.
Mon thérapeute m'a dit un jour, en faisant face à un fléau tel que celui que tu as vécu, la plupart des gens choisissent une option entre les deux suivantes : détruire les autres, et donc perpétuer le mal, ou s'autodétruire. J'ai choisi la seconde, évidemment. Je croyais que la méchanceté, la haine et l'agressivité, et la perversité, qui appartenaient aux hommes qui m'ont utilisée, faisaient partie de moi. Il n'y avait aucune limite : rien ne m'appartenait, rien n'était sacré, il n'y avait rien qui ne puisse être piétiné et souillé. Leurs mots tournaient dans ma tête, leurs mains possédaient mon corps, leurs fluides corporels sur moi et en moi, ma souffrance leur orgasme. Ils me consommaient. Pas étonnant alors que j'aie pu être confuse sur ce qui était à eux et ce qui était à moi. Dégradation après dégradation, coup après coup, viol après viol. C'était toujours ma faute, de ma faute si j'étais frappée pour ne pas avoir coopéré, pour lui avoir fait honte, pour l'avoir mis en colère, ma faute si j'étais violée parce que je l'avais mérité, j'aimais ça, j'étais une salope de toute façon, je l'avais bien cherché.
Ils m'ont dit que c'était de ma faute, et je les ai crus. Leurs voix étaient plus fortes, plus persistantes, plus cruelles, jouant sur mes peurs, sur mes doutes, que le petit murmure dans ma tête qui disait ce n'est pas normal, ce qu'ils font et disent n'est pas normal. Ils m'ont dit que j'étais sale et ça collait avec mon expérience : je me sentais sale, une collection de trous à baiser et dans lesquels et sur lesquels on éjacule. Ils m'ont dit que j'étais une moins que rien : je me sentais moins que rien, jetable, quand un homme après l'autre m'utilisait et ensuite me lâchait, une épave battue, pour me laver, pour me rendre décemment présentable pour la prochaine baise. Ils me disaient que j'aimais ça, et je pensais, non je n'aime pas ça, mais je me suis retrouvée à dire que j'aimais ça, me rendant complice, pour essayer de rester en sécurité, essayer d'éviter encore plus de violence.

Parfois je me disais je ne peux tout simplement pas en supporter plus, plus de cris, plus de coups, plus de punition. Tout sauf ça, je ferai n'importe quoi. Et c'est ce que j'ai fait. La honte reste avec moi, l'auto-dénigrement reste avec moi. Pour survivre à ce qui se passait, je me disais que ça n'avait pas d'importance, que je n'avais pas d'importance, ce corps n'est pas vraiment moi. Incapable de m'éloigner de cette situation, juste pour survivre, j'ai fini par internaliser l'attitude de mes abuseurs, déniant mes propres sentiments et mes propres droits et ma propre humanité. Sachant que je pouvais mourir ici, mais incapable d'y changer quoi que ce soir, quand je m'en rapprochais, je me détachais de moi-même, et je me disais, ainsi soit-il. Tellement fatiguée, tellement fatiguée de la peur et de la souffrance et de l'horreur quotidienne d'être vendue.
C'est un processus long et douloureux de me dire que j'ai de l'importance, que ce qui m'a été fait a de l'importance, et de vraiment le croire. Il reste une habitude en moi qui rend ça beaucoup plus facile de dire, particulièrement quand je suis fatiguée et en lutte et souffrante comme je le suis maintenant, ça n'a pas d'importance : rien de tout ça n'a d'importance et surtout pas moi, et je me fais mal à nouveau. Pour me détacher de ce corps, comme je le faisais alors, pour me séparer, pour en être débarrassée, pour en détruire la moindre parcelle, mais ce mal a laissé ses marques sur moi, sur Angel, en la forme de cicatrices et de mémoire corporelle, d'associations. Effacer le passé serait effacer le corps, m'effacer moi, me supprimer.

J'en suis venue à comprendre, bien que cela ait pris du temps, et que cette pulsion de me faire souffrir, de me punir, reste forte, que c'est une émotion déplacée. Je ne veux pas effacer Angel, et je ne le devrais pas. Je veux juste ne plus me sentir sale, me sentir honteuse, me sentir minable. Je me sens toujours impuissante face à l'industrie du sexe. Mais je peux voir que ce n'est pas à moi de porter cette honte. Je peux voir que la saleté et la culpabilité et le blâme vont aux hommes qui m'ont utilisée et m'ont vendue. Pour autant, les sentiments, oh les sentiments... ils mettent un peu de temps à rattraper la raison. Tant que je continue de faire les bons choix - parler de tout ça, écrire sur tout ça - je n'ai pas besoin d'agir ces pulsions. Je ne me suis pas désintoxiquée pour me foutre en l'air d'une autre façon.
Vous savez ce qui a besoin d'être détruit ? L'industrie du sexe avec tous ses mensonges et ses abus. J'ai la pleine intention de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour aider ce processus.

lundi 21 novembre 2011

Encore du porno

Je conduisais l'autre jour et j'ai entendu une émission de radio sur le VIH. Ca m'a fait penser aux pratiques de safe-sex et à la pornographie. Les acheteurs veulent voir le contact de peau à peau, des pénis dégainés, et du sperme - beaucoup de sperme. Le "bare-back" (sex sans préservatif) est la norme.

Le sexe non protégé n'est pas sans risque. Mais les actes sexuels dans la pornographie servent tous à augmenter ce risque : sexe anal, sexe avec de multiples partenaires, actes sexuels brutaux (sexe oral inclus), ass-to-mouth, anal-vaginal, bukkake (sur le visage)... tout ce qui peut causer des déchirures augmente le risque de transmission de VIH et hépatites. À cause de l'agressivité d'une si grande partie de la pornographie, et de la pénétration prolongée, y compris avec des objets ou des poings, les risques de déchirures sont grandement augmentés. Les anciennes blessures, de la dernière fois, peuvent se rouvrir à nouveau quand on est utilisée à nouveau. Tellement douloureux (j'ai vécu ça), et à risque.

Les prétendues "visites médicales" imposées dans certains milieux de l'industrie (largement pour apaiser la conscience du public) sont plus que risibles. On prescrit quotidiennement des antalgiques aux femmes dans la pornographie pour les "aider" à travailler, et bien plus utilisent l'alcool et les drogues pour engourdir la douleur. Le résultat c'est que même quand la femme est physiquement abîmée dans la fabrication de pornographie, elle est moins à même de le ressentir dans toute son intensité et donc d'arrêter et donc de se prévenir de plus de dégâts. Cela supposerait bien sûr qu'elle soit dans une position d'arrêter ce qui lui arrive, ce qui souvent n'est pas le cas. Même quand une femme n'est pas ouvertement sous la coupe d'un proxénète, il y a beaucoup d'autres moyens de la piéger à s'engager dans des actes sexuels qu'elle ne souhaite pas. L'alcool et les drogues affectent l'inhibition et la conscience, laissant la femme plus ouverte que jamais à la maltraitance. On peut lui dire que le contrat qu'elle a signé requiert qu'elle fasse certaines choses, ou son agent peut la pousser à performer des actes plus extrêmes pour la caméra (ça lui fait plus d'argent).
Difficile d'imaginer une femme dans une scène de gang bang, entourée d'hommes, et probablement avec un pénis enfoncé dans sa gorge, comme étant en position de dire "stop, vous me faites mal". En effet, la peur et la souffrance visibles sur le visage des "actrices" porno sur bien des DVD attestent clairement que ce n'est pas le cas. Elle peut avoir désespérément besoin d'argent et donc être vulnérable à la pression quand on lui dit de faire plus de choses déplaisantes pour plus d'argent. Ou alors elle peut être tellement mentalement abîmée qu'elle ne voit aucune autre option pour elle, aucun moyen de s'en sortir.

La pornographie utilise les femmes les plus vulnérables et elle se construit sur elles ravage après ravage, mental et physique. Des hauts-le-coeur en avalant des bites, couverte du sperme d'homme après homme dedans et dehors, couverte de bleus, boursouflée et saignant à l'entrejambe, gorge sèche, mâchoire douloureuse, et avec l'impression que ses entrailles vont se répandre, la pornstar, l' "actrice". Son anus, son vagin, sa bouche, ses seins et son corps sont offertes à la caméra, pour être utilisés et abusés sans scrupules. Et cette chose qui lui est faite pour la gratification d'hommes qu'elle n'a jamais rencontrés, on la qualifie d'empowerment, de libération, de divertissement inoffensif ! Les statistiques concernant l'alcoolisme, la toxicomanie, le suicide et le passé de maltraitances sexuelles racontent une histoire un peu différente - non pas que vous le sachiez : l'industrie, avec la collusion d'une société qui ne veut pas savoir, parvient à garder ces chiffres hors du débat. À la place, on se retrouve à bavarder sans aucun sens sur le "choix" et le "glamour".

Et ainsi la pornographie normalise la pratique du sexe risqué, dans tous les sens du terme. Le client peut profiter de la photo, du film, un million de kilomètres à l'écart de l'odeur du sperme, de la crasse, sans la souffrance et la peur et le danger. Il rit quand elle reçoit du sperme dans les yeux - ce n'est pas lui qui se retrouvera avec une infection oculaire demain. Il a le frisson en regardant des filles subir une pénétration buccale après une pénétration anale : en sécurité de l'autre côté de la caméra il n'a pas à s'inquiéter des IST, il imagine l'humiliation, ça l'excite, mais il n'a aucune idée de ce que ça fait vraiment.

Pendant qu'elle claudique jusque chez elle pour se frotter et se frotter et se frotter dans la douche, pour vérifier si elle saigne, pour évaluer les dégâts, pour se mettre une cuite et essayer d'oublier, il plie le magazine, éjecte le DVD et zappe dans sa tête, satisfait et sachant que son comportement est "normal", que c'est socialement acceptable - il ne fait de mal à personne.

Il n'y a rien de sécuritaire pour les femmes dans la pornographie, ou pour celles qui sont poussées par leur partenaires à reproduire les pratiques douloureuses et risquées que la pornographie promeut. La pornographie considère les femmes comme jetables, littéralement : elle les baise, et ensuite elle passe à la prochaine "chatte fraîche". La pornographie est aussi partout - elle fait partie de la culture ambiante. Comment pouvons nous être assez aveugles pour rater l'énorme contradiction entre la promotion de pratiques sexuelles sécuritaires et la glorification du porno ? Les deux sont totalement incompatibles.

Les mots "sécurité" et "pornographie" ne peuvent même pas appartenir à la même phrase. La pornographie détruit - le corps, l'esprit et l'âme. C'est un fait. Je travaille encore à défaire les dégâts qu'elle m'a faits.

lundi 14 novembre 2011

A day in the life


Imagine...

Te réveiller à 4h du mat, tremblante, en sueur, pendant que l'alcool et les drogues quittent ton corps, et ne sachant même plus pour quoi prier. Tu es terrifiée, là dans la nuit, malade et toute seule, mais quand le matin arrivera ce sera encore le même manège, toujours la même chose, te faire baiser par des hommes et tu ne veux pas qu'on te touche mais tu as besoin d'argent pour boire et pour les drogues parce que tu n'arrives pas à t'en détacher, tu ne peux pas faire sans, elles vont main dans la main : l'addiction et la prostitution, l'auto-maltraitance et la maltraitance. Ton coeur accélère et devient fou, ton foie te lance, ton estomac te brûle, ton entrejambe est endolori à cause des hommes qui t'ont baisée aujourd'hui. Tu te sens complètement coincée et tu te hais et tu te retrouves au milieu de gens qui te détestent, qui te renvoient cette image.

Tu pensais que tu ne valais rien, ton ex t'a dit que tu ne valais rien, et les clients te traitent comme une moins que rien, te disent que tu ne vaux rien, que tu aimes être maltraitée comme ça, ils chuchotent des fantasmes sordides, pervers, dans ton oreille, avant de les mettre en actes sur toi, et ils disent "ça te plairait, hein ?" et tu entends le son de ta propre voix, même si elle est lointaine et déconnectée comme si ce n'était pas vraiment toi en train de dire "oh oui bébé, ça me fait mouiller". Tu sens ce couteau se retourner dans ton flanc, tu es en train de te vendre, le moindre lambeau de respect de toi qui aurait pu te rester meurt quand ces mots quittent tes lèvres.

Ton corps n'est pas le tien, tes mots ne sont pas les tiens, même ta souffrance n'est pas la tienne : parfois ils veulent savoir que tu n'aimes pas ça, ce qu'ils te font, ils veulent voir tes larmes, voir ta souffrance. Tu tentes de forcer les larmes mais elles ne viennent pas, tu n'es pas reliée, tu ne peux pas atteindre ce corps qui est le tien. Quelque part tu sais que tu seras plus en sécurité si tu pleures, si tu fais ce qu'ils disent, pour qu'ils finissent, jouissant sur ta souffrance, ton humiliation, pour qu'ils arrêtent. Les larmes ne viennent pas. Ils continuent de faire ce qu'ils font, ou quelque chose d'encore plus sadique, jusqu'à ce que tu t'évanouisses ou que tu les supplies de t'épargner, ils jouissent sur ta destruction finale. Ou alors tu te retrouves avec des larmes coulant le long de tes joues, incapable de les retenir, sentant l'incandescence de la honte et de la souffrance, et tu te sens trahie par ce corps qui est le tien, par toi-même. Tu n'as rien à quoi te raccrocher, rien ne t'appartient plus : leurs mains te touchent partout, à l'intérieur et à l'extérieur, ta bouche utilisée pour leur plaisir, chaque parcelle de toi utilisée pour leur plaisir, leur gratification, la cible à découvert de leurs fluides corporelles, de leurs fantasmes pervers et tordus, ta souffrance étant leur frisson. Ils te consomment, te consument.

L'alcool aide, les drogues aident, ça t'engourdit, ça t'aide à t'échapper de ce qu'ils te font, de toi-même, mais cela te force aussi à rester ici, le besoin de les financer te force à rester, coincée dans ce cycle de maltraitance et d'auto-maltraitance, tu sais que tu es en train de te tuer, tu sais que tu vas peut-être être tuée, mais comment s'échapper de tout ça ? Cela semble impossible.

Imagine.

Tellement brisée que la simple idée d'oser espérer quelque chose de plus, quoi que ce soit de plus, semble terrifiante : tu vas souffrir, ça ne va pas marcher, mieux vaut endurer, mieux vaut oublier, mieux vaut baisser la tête et survivre. La normalité n'est qu'un mot pour toi, une quantité inconnue, mais cela désigne sûrement quelque chose d'autre, quelque chose de mieux, que ça.

Imagine.

Quand tu en sors, et tu fais partie des chanceuses, tout le monde n'y arrive pas, une des solitaires, le fossé entre toi et les autres autour, qui n'ont pas ton passé, est infranchissable. Chaque jour tu remercie Dieu d'être clean et sobre, chaque jour tu dois faire avec les conséquences de ce qui t'es arrivé, ce que c'est d'être prostituée, de se prostituer. Les mots te manquent, inarticulable, ce qui s'est passé, même pour toi-même, ton passé est une série d'images disjointes en technicolor, d'odeurs et de sons avec des trous noirs entre deux, la conséquence de l'alcool et des drogues et des coups à la tête, une non-narration embrouillée d'horreur, gravée dans ton crâne. Quand tu dors tu fais des cauchemars, quand tu te réveilles ils continuent : attaques de panique, reviviscences, déclenchées par l'incessant bruit de fond de l'industrie du sexe. Tous les films ont des scènes de sexe, toutes les pubs ont des femmes à moitié déshabillées, tous les kiosques à journaux ont du porno, des femmes à vendre partout, l'inégalité vendue comme égalité. Tu ne peux pas t'échapper.

Imagine.

Tu commences à rassembler ce qui s'est passé, à mettre des mots sur ce qui s'est passé, tout inadéquats qu'ils soient, des mots comme "proxénète", "viol", "viol collectif". Tu commences à réaliser que même les plus petites formes de maltraitance que tu as vécues sont indicibles, inacceptables, que ta vérité t'isole, que c'est trop à entendre pour la majorité des gens. Quand un viol collectif était un jour comme un autre pour toi, juste un autre jour à survivre, à supporter du mieux que tu peux, tu ne sais pas comment faire autrement. Traitée comme un animal tu deviens un animal pour survivre, et la honte te brûle, la culpabilité te brûle, la nausée de ce qui t'a été fait, ce que tu as fait pour faire face te ronge. Tu vis en sachant qu'il y a des images de toi là dehors, des images de cette maltraitance, des hommes qui se branlent dessus, qui se font de l'argent dessus, ta souffrance est leur frisson, leur profit.

Tu te rends compte que tu es une des rares à savoir que la prostitution et la pornographie et le lapdance, c'est la même chose, vendre des femmes c'est toujours la même chose, il n'y a pas de limites, pas de distinctions. Ton ex t'a fait performer pour eux, t'a fait danser pour eux, t'a fait te déshabiller pour eux, t'a fait les divertir quoi que cela requière, et s'est fait de l'argent sur ta maltraitance. Les clients t'ont prise en photo, le dealer t'a filmée... Pas de distinctions, plus de limites à franchir, la moindre parcelle de ton humanité piétinée pour le pouvoir et le profit.

Tu vis en étant aux premières loges pour savoir exactement ce dont les gens sont capables, et tu entends des gens tout autour de toi défendre la pornographie, défendre des hommes comme tes abuseurs, qualifiant des gens comme Maxx Hardcore de "révolutionnaire" et "inspiré", tu entends des gens mal informés dénonçant les femmes comme toi qui disent une vérité que personne ne veut entendre. Tu sais que ce n'est pas parce qu'elle sourit qu'elle aime ça, que ce n'est pas parce qu'elle dit "baise moi plus fort" qu'elle a envie d'être là, qu'elle est libre de choisir d'être là.

Choix ?
Divertissement innocent ?
Empowerment ?
Libération sexuelle ?

Essaye plutôt :

Absence de choix
Désespoir
Désespérance
Enfer

Être une femme prostituée c'est être en enfer. Être une femme qui a quitté la prostitution c'est vivre en sachant cela, en sachant par où tu es passée, en vivant avec le trauma, et en étant écartée comme si tu étais une aberration, ou une cinglée. Les problèmes de santé mentale dont tu souffres à présent en conséquence de la maltraitance sont utilisés contre toi. Même ceux qui te croient t'ignorent en disant que tu as été exceptionnellement malchanceuse - "c'est pas comme ça pour la majorité des femmes dans le porno" ! Et tu as peur de parler de toute façon, tu n'as plus confiance de toute façon, tu as peur d'être seule avec ton mental mais tu as peur de laisser les autres t'approcher au cas où ils te fassent souffrir encore, te baisent encore.

Tu te sens accablée, invalidée. Tu as peur et tu te sens seule, balafrée et brisée, et perdue. Douloureusement perdue.

Imagine cela et tu auras une petite idée de ce que c'est d'être moi, d'être une femme prostituée, une survivante. Prends connaissance et prends acte, pour aider un peu, changer un peu les choses, peut-être ne pas rire avec les autres quand quelqu'un fait une blague sur la pornographie, peut-être ne pas se joindre au consensus quand les hommes disent de l'industrie du sexe que "bah, les mecs sont des mecs". Peut-être se tenir debout à côté de moi, à côté de nous, rendre cela un peu moins solitaire.

La seule chose nécessaire pour le triomphe du mal, c'est que les gens bien ne fassent rien.

samedi 12 novembre 2011

Les joies du syndrome de stress post-traumatique

Je pourrais m'asseoir et écrire de millions de façons différentes pourquoi la prostitution et la pornographie sont si profondément destructrices, et sont donc des maux très graves à surpasser. Mais en réalité, là, maintenant, je suis juste beaucoup trop brisée pour faire quoi que ce soit qui requière un tel effort mental et d'articulation.

Je suis au-delà de la fatigue.

Fracassée
Épuisée
Les os fatigués

La cause ? Mon SSPT est repassé à la vitesse supérieure. Je suis tout simplement engloutie dans la reviviscence du traumatisme du passé. C'est comme si j'y étais submergée, et maintenant il n'y a plus moyen de sortir ma tête de l'eau.

Tellement d'images qui courent dans ma tête ! Mon corps se tend et tremble, vomit et souffre : migraine, maux d'estomac, mal aux muscles, douleurs aux vieilles blessures. Quand je dors, j'ai des cauchemars, et quand je me réveille, je tombe dans une attaque de panique. Mon coeur bat plus vite, j'ai du mal à ouvrir la bouche pour manger.

En thérapie j'ai commencé à faire des incursions dans le récit de choses parmi les pires qui me sont arrivées, ce que je sais être nécessaire : tout ça me ronge comme un cancer et au mieux, fait barrage entre moi et une vie heureuse. Au pire, ça risque de me foutre complètement en l'air : parfois c'est tellement insupportable à vivre qu'il me semble que ce serait mieux si je n'étais pas là.

J'ai encore ce vieux besoin de me faire du mal. Quand je suis dissociée, parfois je me sens comme si j'étais coincée en dehors de mon corps sans pouvoir y retourner, ce qui m'effraie. Tout semble irréel, à commencer par moi. À ces moments, la pensée de l'automutilation se suggère comme un moyen de retourner à l'intérieur de moi-même : je suis réelle, je peux sentir la douleur, je saigne. À d'autres moments, quand la souffrance mentale atteint un tel niveau que je sens que je ne peux plus le supporter, pas une seconde de plus, l'automutilation se suggère comme un moyen de me détacher : sentir la tension s'écouler avec le sang dans l'évier, sentir le calme, la distance, m'inonder.

Je suis soit trop détachée, soit trop dans mon corps. J'ai peur de moi-même, d'être seule avec ma tête, et j'ai peur des autres gens parce que je ne veux plus souffrir. Je ne fais confiance à personne.

J'ai besoin de parler aux gens, de leur dire ce qui se passe dans ma tête, précisément. Je suis très forte en généralisations : "je ne me sens pas très bien", "prise de tête", "mauvais souvenirs"... Des mots qui veulent dire quelque chose mais qui ne veulent rien dire. Je suppose que je suis à nouveau de retour à cet endroit crucial où il faut oser dire exactement ce dont je me souviens et ce que je revis. Cela me semble représenter un énorme pouvoir à donner à quelqu'un, même quelqu'un à qui je fais confiance. Par le passé ma survie a dépendu de ma capacité à plaire aux autres, à ne pas faire de vagues, à passer les maltraitances sous silence. M'entendre parler de ce qu'il y a dans ma tête ne va pas être facile, et la moindre réaction négative, ou potentielle réaction négative, perçue ou réelle, de la personne à qui je parle, déclenche une peur massive, que je ressens physiquement et mentalement. Je n'aime pas l'idée de transmettre les images dans ma tête, qui me remplissent de honte et me rendent malade, dans la tête de quelqu'un d'autre.

Alors je suis épuisée. Je revis certains des moments les plus horribles de ma vie. Mon thérapeute a dit, vous avez été torturée. J'ai été, mais j'ai l'impression d'être encore torturée et je suppose avec réalisme que ça ne va pas passer rapidement. On commence tout juste à essayer d'examiner tout ça. Je suppose que je dois continuer à m'accrocher. La fatigue et la tristesse font partie de cet aller de l'avant. Mais la souffrance ? Ce que ces choses me font ressentir ? Cela défie toute description.

vendredi 11 novembre 2011

La logique de l'illogisme

Nous vivons dans un système plein de tensions et complètement illogique. Nous vivons dans un pays dans lequel le viol est illégal mais où la pornographie qui montre des actes de plus en plus agressifs et douloureux envers des femmes devient de plus en plus courante, dans laquelle non veut dire oui et même où une femme ne sait pas qu'elle veut du sexe, mais elle apprend à l'aimer et à en jouir quand elle se fait baiser. Nous vivons dans une société où la maltraitance est illégale mais où la pornographie qui montre des femmes qui sont giflées, sur lesquelles on crache, qu'on force à avaler profondément des pénis d'acteurs mâles au point de les faire pleurer et avoir des haut-le-coeur, est normale.

Donc la violence dans la pornographie est permise, la coercition dans la pornographie est permise - rappelez vous que ce n'est que du fantasme, sauf que ce fantasme est réalisé sur les corps des femmes utilisées dans la pornographie. Être pénétrée et se faire éjaculer dessus n'est pas un fantasme pour ces femmes - c'est la réalité. Je le sais - j'y étais. Tout ça est douloureusement réel pour moi. Quand le client, l'acheteur, après avoir joui, éteint le lecteur DVD, ferme le magazine, fait un changement de chaîne mental, peut-elle en faire autant, la femme sur les photos peut-elle en faire autant ? La caméra arrête de tourner et elle se redresse, se lave, le sperme sur son visage et son corps, en elle, elle vérifie les plaies à son anus, son vagin, sa gorge. Elle a de grands risques d'avoir des infections sexuellement transmissibles, l'hépatite B, le VIH. Elle claudique jusqu'à la douche, boursouflée et contusionnée, puis elle retourne à sa vie chez elle, telle qu'elle est, sachant que les images d'elle se faisant maltraiter, se faisant baiser, se faisant humilier, vont maintenant aider l'homme qui l'a vendue à un homme très riche, que des types se branleront sur ces images, en riront, qu'elle continuera à être consommée par un homme après l'autre, même après que l'assaut initial soit fini. L'alcool aide, la drogue aide : ça rend tout ça un peu plus distant, ça rend la douleur un peu moins réelle. Ca aide à prétendre que ce qui arrive n'a pas d'importance, qu'elle n'a pas d'importance, que rien n'a d'importance sauf la prochaine boisson ou la prochaine drogue.

Elle commence à avoir l'impression que son corps n'est pas le sien. Incapable de se retirer physiquement de cette maltraitance, se retirer dans son corps, dans sa tête, n'est pas suffisant. Les hommes la suivent à l'intérieur. Elle se sépare de ça, elle regarde de loin tout en le vivant, elle est là mais pas là. Ce corps n'est pas le mien. "Ne montre pas que tu as mal ne montre pas que tu as mal" (ou ils te feront encore plus mal - ça les fait jouir) se transforme en un sourd "je ne sens rien de toute façon, rien ne me touche, rien ne m'atteint". Tu peux me tabasser et me baiser et te moquer de moi mais je ne suis plus là, tu ne fais que toucher un corps, crier sur un corps, te moquer d'un corps. Je ne ressens pas de connexion. Ca oscille : peur et engourdissement, douleur extrême et détachement total, dans le corps hors du corps. Le nom auquel ils destinent cette maltraitance me semblait être mon nom, était le mien, mais il ne l'est plus. Il se réfère à la coquille, au corps. Ils ne savent pas que je suis partie. Ils ne peuvent pas me faire mal, ils ne connaissent pas mon vrai nom, mon être réel, mon essence réelle.

Retourner dans le corps, mon corps, rassembler les fragments brisés, c'est lent, tellement lent, et douloureux au-delà de toute mesure. L'illogisme d'une société qui approuve la pornographie comme "normale" mais clame avoir une justice pour les victimes de viol, les victimes de violence conjugale, des actes que l'on voit en miroir en permanence dans la pornographie où ils sont traités non seulement comme autorisés mais comme sans danger et même amusants, rend le processus quasiment impossible. Comment puis-je vivre dans cette société ? Comment pourrais-je avoir une place ici, être validée ici, être affirmée et supportée, écoutée et respectée, avec mon passé, mon présent ? Les images de la maltraitance continuent d'être là, des gens continuent à se branler dessus et à en rire. Et des gens qui n'ont pas la moindre expérience de ce que cela signifie d'être vendue, d'être violée devant une caméra, parfois par un homme et parfois par beaucoup, pour leur divertissement, me disent que ce n'était peut-être pas si grave. La porno n'est pas si grave.

Tu as mal compris, Angel. La pornographie c'est juste de quoi s'amuser sans danger, les femmes choisissent de prendre le pouvoir et de célébrer leur sexualité et leur corps en faisant de la pornographie, elles sont payées pour une partie de jambes en l'air et tout le monde est gagnant.

Faux faux faux. Tout le monde est perdant dans la pornographie. Quand j'ai été vendue, j'ai tout perdu : mon corps était utilisé de façons qui me faisaient mal au point de perdre conscience et de vomir devant les hommes autour de moi, les images de ces abus continuent d'être utilisées maintenant par des hommes qui ne me connaissent pas, bien qu'ils croient me connaître. Avez-vous déjà lu les commentaires dans les magazines porno et sur les DVD ? "Cette petite pute l'a bien cherché et ne demandait qu'à se faire remplir tous les trous"... "Cette chatte en a pris plus qu'elle ne l'espérait pour son premier gang bang, y compris subir sa première double pénétration et elle a adoré ça"... L'expérience était avilissante, les images sont avilissantes et le résultat final c'est que c'est décrit comme étant exactement ce qu'elle voulait et méritait.

Vu à quel point la pornographie est devenue courante, et à quel point elle devient de plus en plus agressive, il n'est pas étonnant que le public ait si souvent l'impression que les victimes de viol sont à blâmer. Nous enseignons à la prochaine génération que les femmes veulent être traitées comme des objets sexuels, que nous le demandons, que non ne veut pas vraiment dire non et qu'on l'a bien cherché. Suivez ce schéma de pensée jusqu'à sa conclusion logique et il devient clair que nous vivons dans une culture du viol. Le nier serait illogique.