jeudi 28 février 2013

Les angles morts de la société : porno et prostitution, femmes à vendre

La violence envers les femmes est devenue tellement prévalente, si généralement acceptée, qu'elle est largement invisible.
La pornographie et la prostitution font partie de cet angle mort. Le langage utilisé par la majorité des gens dans toute discussion sur ces maltraitances fait en sorte que cela en reste ainsi. Le langage a été prudemment assaini jusqu'à le rendre vide et abstrait. C'est le langage de l'irréalité.

Les souteneurs de l'industrie du sexe parlent de "travail du sexe", de "clients", d' "empowerment féminin", de "libération sexuelle", d' "argent facile", et de "respecter les femmes" - "nous ne les voyons pas comme des victimes, nous soutenons leur liberté d'action". Ils qualifient la pornographie, le strip-tease et le lapdance de "divertissements sans danger", disent que "les mecs sont comme ça", et ont tendance à dire des trucs du genre "je ne le ferais pas moi-même mais je ne jugerais jamais une femme qui exprimerait sa sexualité de cette façon". C'est si généreux.

Les femmes qui sont dans l'industrie du sexe doivent suivre ces notions, parce que quand tu es achetée (ou vendue, si tu as un proxénète), tu n'es pas libre de dire autre chose. Tu n'es pas du tout une personne libre, mais un bien à vendre. Tu es là pour le faire jouir, ton acheteur, le client, quoi qu'il t'en coûte. Il n'est ni acceptable, ni sans danger, de dire les choses telles qu'elles sont. C'est tout pour lui et ce qu'il veut, mais on te fait dire que c'est tout pour toi - tu choisis d'être là, tu aimes ce qu'il te fait, aussi extrême que ça puisse être. Cette notion que si une femme dans le porno est souriante, si une prostituée sourit, ça prouve qu'elle est heureuse et qu'elle aime ça, c'est un mensonge. Tu vois, tu crois qu'il s'agit d'elle, qu'elle sourit par choix.

Il ne s'agit pas d'elle.

Il s'agit toujours, toujours, de lui. De l'homme hors champ. De l'audience vers laquelle ce sera montré et vendu. De son proxénète ou son agent ou sa "madame", et de combien d'argent ils veulent faire. Les actes sexuels extrêmes font plus d'argent, vous voyez, puisqu'ils font mal et que ça fait jouir l'acheteur. Il veut la voir "tout prendre comme la sale petite pute qu'elle est", et elle on lui a dit de sourire pour renverser la responsabilité de la maltraitance qu'elle subit, la renverser sur elle. Une femme qui sourit mais qui souffre clairement, ou une femme qui dit "baise moi plus fort" quand son expression dit autre chose, devrait déclencher des sonnettes d'alarmes, pas apaiser notre conscience.

Les femmes assez chanceuses pour sortir de l'industrie du sexe en un morceau assez entier pour trouver une voix ont toujours un problème pour parler, être entendues, parce que le langage que nous utilisons - le langage de la réalité - est jugé trop extrême. Les gens ne veulent pas l'entendre. Nous parlons de violence, de "johns" au lieu de clients, de peur et de douleur et des odeurs et des fluides corporels d'hommes que nous n'aurions jamais voulu sentir nous toucher, sur et dans nos corps. La prostitution, la pornographie ne sont pas de simples "jobs". Dans quel autre job apprends-tu à te séparer de toi-même, à te dissocier juste pour survivre ? Nous disons que cela ne nous donnait aucun pouvoir, qu'être maltraitées verbalement et physiquement n'avait rien d'un "empowerment". Nous parlons de viol et d'absence de choix, de problèmes de santé mentale et d'histoires de maltraitances, nous parlons de toxicomanie et de vulnérabilité exploitées de la pire façon possible. De pauvreté et d'être piégées et utilisées - d'autres profitant de l'utilisation de nos corps, pas nous. Le moindre argent que nous ayons pu avoir partait directement dans les drogues ou l'alcool, quoi que ce soit qui puisse éloigner la réalité de ce qui nous arrivait jour après jour.

Mais les gens ne veulent pas l'entendre. Comme cela menacerait d'interférer avec leur jouissance de la pornographie, avec leur orgasme rapide et facile, ils nous traitent de menteuses. Et pire. Ils refusent de voir la vérité parce qu'alors ils devraient se regarder, eux et ce qu'ils font. À la place, ils disent nous ne faisons partie du problème parce qu'il n'y a pas de problème.

Et alors ils vous maltraitent pour avoir dit la vérité, pour avoir eu une voix. Vous savez, cette idée que ça ne pouvait pas être si terrible, que les femmes veulent juste de la bonne baise et que donc le porno ou la prostitution sont un rêve devenu réalité puisque non seulement elles se font baiser mais elles sont payées pour ça, cette idée est assez difficile à ébranler. Un ex-partenaire, alors que j'étais en guérison, m'a dit avec incrédulité, mais tu as bien dû aimer ça parfois. Et cela après qu'il ait vu les cicatrices tout le long de mon corps faites par mon proxénète ! Il avait été tellement endoctriné par la culture porno qu'il était réellement incapable de se rentrer dans la tête qu'être une prostituée, être maltraitée sur des vidéos et pour des photos pouvait ne pas être agréable.

Nous ne sommes plus ensemble.

En vérité, de mon expérience il n'y a rien qui soit le moins du monde sexy dans le fait d'être prostituée, ou d'être utilisée dans la pornographie. Il n'y a rien d'excitant. Il ne s'agit que de ce dont ça aura l'air ou ce que ça va faire ressentir pour le mec qui te baise ou qui achète le DVD de toi en train de te faire baiser, pas de ce que ça fait pour toi. Alors la pénétration est à l'ordre du jour, avec n'importe quoi - des bites ou des jouets ou des objets ou des poings, en ce qui concerne l'acheteur plus c'est gros mieux c'est - mais aucun intérêt pour ce que ça te fait à toi. Sucer des bites ne constitue pas exactement des préliminaires et ne rendra pas la baise moins douloureuse. Ce n'est pas non plus agréable - tout ça est une performance, ton corps toujours contorsionné de quelque façon nécessaire pour la meilleure visibilité de tes orifices et de tes seins. Tu te concentres pour respirer malgré la douleur, pour tenir le coup, survivre. Orgasmique ? Pas vraiment. Faites que je tienne le coup jusqu'au bout, faites que ça s'arrête. Tu te sépares du corps autant que tu peux - pas vraiment pratique pour avoir un orgasme, mais juste ce que fait l'esprit pour survivre au corps qui est tellement maltraité, encore et encore. Tu espères qu'ils utiliseront du lubrifiant, la lubrification du crachat, copiée sur des milliers d'autres pornos, n'est jamais suffisante. C'est déjà suffisamment douloureux même quand ils utilisent du lubrifiant.

Imagine que quelqu'un t'enfonce les doigts dans la bouche, encore et encore en cognant à l'intérieur, faisant peut-être saigner tes gencives. Multiplie cette douleur un bon paquet de fois. Ajoute ensuite cela à la souffrance psychologique, l'humiliation de savoir qu'il s'agit des parties les plus intimes de ton corps, ouvertes et utilisées pour amuser des inconnus, ton vagin et ton anus. Alors peut-être que tu auras une idée de à quel point il est douloureux et pas du tout sexy d'être cognée et enfoncée et baisée pour de l'argent. Nue et utilisée par homme après homme, inconnu après inconnu, te disant que tu es une sale pute, te touchant partout (et pas doucement), regardant ton corps avec un regard tellement dégueulasse que tu veux te doucher pendant un mois juste pour te sentir propre. Faisant des choses à ton corps pour leur plaisir, pas parce que c'est agréable pour toi, faisant souvent des choses délibérément pour te faire souffrir, puis enfonçant leur bite à l'intérieur de toi, avec ou sans capote, te laissant couverte de leurs fluides corporels. Il n'y a aucune d'intimité, aucune d'illusion d'intimité. Tu es simplement un ensemble de trous qu'ils vont mécaniquement palper et défoncer, un déversoir pour leur colère.

Ca n'a rien de personnel.

Pas pour eux en tout cas - l'acheteur, le proxénète, le pornographe - mais ça l'est pour toi. On ne peut pas faire plus personnel que ça. Quand tu dois fuir ton propre corps mentalement à cause de ce qu'ils lui font, c'est personnel. Quand tu es piégée ici dans la violence et la toxicomanie et l'absence de choix, c'est personnel. Quand tu te relèves quand ils en ont fini avec toi, claudiques jusqu'à la douche et te frottes à vif pour essayer de purger ton corps de leur contact et de leurs sarcasmes et moqueries et de leurs fluides corporels, c'est personnel. La maltraitance continue de vivre sur les enregistrements vidéos, ta souffrance et ton humiliation continuent de divertir. Tu es absolument seule : personne ne te voit vraiment, personne ne t'entend. Ils sont aveugles à ta souffrance, ferment les yeux à la réalité et tendent vers leur orgasme, ou alors parfois ils voient la souffrance et en jouissent quand même.

Arrêtons d'être dupes du langage de l'industrie du sexe et disons les choses telles qu'elles sont. La pornographie et la prostitution ne sont pas abstraites, saines, sécurisées, ne donnent pas de pouvoir aux femmes, et ne sont même pas des métiers, dans aucun usage acceptable du mot. Dans la pornographie et la prostitution, la seule liberté d'expression est celle des proxénètes et des pornographes et des mensonges qu'ils vendent. Les femmes ne sont pas libres et ne sont autorisées qu'à dire les mots du pornographe pour concourir à ton orgasme. Comme l'avait écrit Dworkin, depuis quand les vagins et les anus ont-ils une voix ? Arrêtons les conneries et pour un instant autorisons-nous à voir et écouter la réalité. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être aveugles au fait que des femmes sont vendues et maltraitées tout autour de nous, chaque jour, quelque soit la ville où nous habitons. Nous commençons à voir certaines des conséquences logiques de tout ça, auxquelles les tabloïds répondent toujours dans une indignation choquée. Mais à moins que nous réglions le vrai problème, à moins que nous fassions face à cet angle mort : les femmes à vendre, toute indignation ou choc sera de la pure hypocrisie. Il est temps de relier les points.