lundi 14 novembre 2011

A day in the life


Imagine...

Te réveiller à 4h du mat, tremblante, en sueur, pendant que l'alcool et les drogues quittent ton corps, et ne sachant même plus pour quoi prier. Tu es terrifiée, là dans la nuit, malade et toute seule, mais quand le matin arrivera ce sera encore le même manège, toujours la même chose, te faire baiser par des hommes et tu ne veux pas qu'on te touche mais tu as besoin d'argent pour boire et pour les drogues parce que tu n'arrives pas à t'en détacher, tu ne peux pas faire sans, elles vont main dans la main : l'addiction et la prostitution, l'auto-maltraitance et la maltraitance. Ton coeur accélère et devient fou, ton foie te lance, ton estomac te brûle, ton entrejambe est endolori à cause des hommes qui t'ont baisée aujourd'hui. Tu te sens complètement coincée et tu te hais et tu te retrouves au milieu de gens qui te détestent, qui te renvoient cette image.

Tu pensais que tu ne valais rien, ton ex t'a dit que tu ne valais rien, et les clients te traitent comme une moins que rien, te disent que tu ne vaux rien, que tu aimes être maltraitée comme ça, ils chuchotent des fantasmes sordides, pervers, dans ton oreille, avant de les mettre en actes sur toi, et ils disent "ça te plairait, hein ?" et tu entends le son de ta propre voix, même si elle est lointaine et déconnectée comme si ce n'était pas vraiment toi en train de dire "oh oui bébé, ça me fait mouiller". Tu sens ce couteau se retourner dans ton flanc, tu es en train de te vendre, le moindre lambeau de respect de toi qui aurait pu te rester meurt quand ces mots quittent tes lèvres.

Ton corps n'est pas le tien, tes mots ne sont pas les tiens, même ta souffrance n'est pas la tienne : parfois ils veulent savoir que tu n'aimes pas ça, ce qu'ils te font, ils veulent voir tes larmes, voir ta souffrance. Tu tentes de forcer les larmes mais elles ne viennent pas, tu n'es pas reliée, tu ne peux pas atteindre ce corps qui est le tien. Quelque part tu sais que tu seras plus en sécurité si tu pleures, si tu fais ce qu'ils disent, pour qu'ils finissent, jouissant sur ta souffrance, ton humiliation, pour qu'ils arrêtent. Les larmes ne viennent pas. Ils continuent de faire ce qu'ils font, ou quelque chose d'encore plus sadique, jusqu'à ce que tu t'évanouisses ou que tu les supplies de t'épargner, ils jouissent sur ta destruction finale. Ou alors tu te retrouves avec des larmes coulant le long de tes joues, incapable de les retenir, sentant l'incandescence de la honte et de la souffrance, et tu te sens trahie par ce corps qui est le tien, par toi-même. Tu n'as rien à quoi te raccrocher, rien ne t'appartient plus : leurs mains te touchent partout, à l'intérieur et à l'extérieur, ta bouche utilisée pour leur plaisir, chaque parcelle de toi utilisée pour leur plaisir, leur gratification, la cible à découvert de leurs fluides corporelles, de leurs fantasmes pervers et tordus, ta souffrance étant leur frisson. Ils te consomment, te consument.

L'alcool aide, les drogues aident, ça t'engourdit, ça t'aide à t'échapper de ce qu'ils te font, de toi-même, mais cela te force aussi à rester ici, le besoin de les financer te force à rester, coincée dans ce cycle de maltraitance et d'auto-maltraitance, tu sais que tu es en train de te tuer, tu sais que tu vas peut-être être tuée, mais comment s'échapper de tout ça ? Cela semble impossible.

Imagine.

Tellement brisée que la simple idée d'oser espérer quelque chose de plus, quoi que ce soit de plus, semble terrifiante : tu vas souffrir, ça ne va pas marcher, mieux vaut endurer, mieux vaut oublier, mieux vaut baisser la tête et survivre. La normalité n'est qu'un mot pour toi, une quantité inconnue, mais cela désigne sûrement quelque chose d'autre, quelque chose de mieux, que ça.

Imagine.

Quand tu en sors, et tu fais partie des chanceuses, tout le monde n'y arrive pas, une des solitaires, le fossé entre toi et les autres autour, qui n'ont pas ton passé, est infranchissable. Chaque jour tu remercie Dieu d'être clean et sobre, chaque jour tu dois faire avec les conséquences de ce qui t'es arrivé, ce que c'est d'être prostituée, de se prostituer. Les mots te manquent, inarticulable, ce qui s'est passé, même pour toi-même, ton passé est une série d'images disjointes en technicolor, d'odeurs et de sons avec des trous noirs entre deux, la conséquence de l'alcool et des drogues et des coups à la tête, une non-narration embrouillée d'horreur, gravée dans ton crâne. Quand tu dors tu fais des cauchemars, quand tu te réveilles ils continuent : attaques de panique, reviviscences, déclenchées par l'incessant bruit de fond de l'industrie du sexe. Tous les films ont des scènes de sexe, toutes les pubs ont des femmes à moitié déshabillées, tous les kiosques à journaux ont du porno, des femmes à vendre partout, l'inégalité vendue comme égalité. Tu ne peux pas t'échapper.

Imagine.

Tu commences à rassembler ce qui s'est passé, à mettre des mots sur ce qui s'est passé, tout inadéquats qu'ils soient, des mots comme "proxénète", "viol", "viol collectif". Tu commences à réaliser que même les plus petites formes de maltraitance que tu as vécues sont indicibles, inacceptables, que ta vérité t'isole, que c'est trop à entendre pour la majorité des gens. Quand un viol collectif était un jour comme un autre pour toi, juste un autre jour à survivre, à supporter du mieux que tu peux, tu ne sais pas comment faire autrement. Traitée comme un animal tu deviens un animal pour survivre, et la honte te brûle, la culpabilité te brûle, la nausée de ce qui t'a été fait, ce que tu as fait pour faire face te ronge. Tu vis en sachant qu'il y a des images de toi là dehors, des images de cette maltraitance, des hommes qui se branlent dessus, qui se font de l'argent dessus, ta souffrance est leur frisson, leur profit.

Tu te rends compte que tu es une des rares à savoir que la prostitution et la pornographie et le lapdance, c'est la même chose, vendre des femmes c'est toujours la même chose, il n'y a pas de limites, pas de distinctions. Ton ex t'a fait performer pour eux, t'a fait danser pour eux, t'a fait te déshabiller pour eux, t'a fait les divertir quoi que cela requière, et s'est fait de l'argent sur ta maltraitance. Les clients t'ont prise en photo, le dealer t'a filmée... Pas de distinctions, plus de limites à franchir, la moindre parcelle de ton humanité piétinée pour le pouvoir et le profit.

Tu vis en étant aux premières loges pour savoir exactement ce dont les gens sont capables, et tu entends des gens tout autour de toi défendre la pornographie, défendre des hommes comme tes abuseurs, qualifiant des gens comme Maxx Hardcore de "révolutionnaire" et "inspiré", tu entends des gens mal informés dénonçant les femmes comme toi qui disent une vérité que personne ne veut entendre. Tu sais que ce n'est pas parce qu'elle sourit qu'elle aime ça, que ce n'est pas parce qu'elle dit "baise moi plus fort" qu'elle a envie d'être là, qu'elle est libre de choisir d'être là.

Choix ?
Divertissement innocent ?
Empowerment ?
Libération sexuelle ?

Essaye plutôt :

Absence de choix
Désespoir
Désespérance
Enfer

Être une femme prostituée c'est être en enfer. Être une femme qui a quitté la prostitution c'est vivre en sachant cela, en sachant par où tu es passée, en vivant avec le trauma, et en étant écartée comme si tu étais une aberration, ou une cinglée. Les problèmes de santé mentale dont tu souffres à présent en conséquence de la maltraitance sont utilisés contre toi. Même ceux qui te croient t'ignorent en disant que tu as été exceptionnellement malchanceuse - "c'est pas comme ça pour la majorité des femmes dans le porno" ! Et tu as peur de parler de toute façon, tu n'as plus confiance de toute façon, tu as peur d'être seule avec ton mental mais tu as peur de laisser les autres t'approcher au cas où ils te fassent souffrir encore, te baisent encore.

Tu te sens accablée, invalidée. Tu as peur et tu te sens seule, balafrée et brisée, et perdue. Douloureusement perdue.

Imagine cela et tu auras une petite idée de ce que c'est d'être moi, d'être une femme prostituée, une survivante. Prends connaissance et prends acte, pour aider un peu, changer un peu les choses, peut-être ne pas rire avec les autres quand quelqu'un fait une blague sur la pornographie, peut-être ne pas se joindre au consensus quand les hommes disent de l'industrie du sexe que "bah, les mecs sont des mecs". Peut-être se tenir debout à côté de moi, à côté de nous, rendre cela un peu moins solitaire.

La seule chose nécessaire pour le triomphe du mal, c'est que les gens bien ne fassent rien.

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