mercredi 30 mars 2011

Souvenirs, mais pas de la vallée du clair de lune

Alors voici le problème auquel je me retrouve confrontée encore et encore : comment vivre avec ces souvenirs et ces images horribles qui sont gravés dans mon cerveau ? Je suis clean et sobre, cette semaine cela fera quatre ans.

Les images sont toujours là.

Si j'avais espéré que sortir de l'addiction et de suivre un programme serait une façon d'effacer magiquement toute cette merde je serais très déçue. La sobriété m'a rendue capable de me sortir de cette situation, et chaque jour sobre ajoute un peu de distance temporelle de tout ça. Mais la phase que je trouve difficile est la phase suivante : l'opération de nettoyage. Un oiseau de mer couvert de pétrole qu'on a sauvé de la noyade ne va pas survivre si on se contente de le sortir de la mer et de le lâcher sur la plage, couvert de toxines, sa chaleur s'échappant à travers ses plumes souillées. Similairement, m'être simplement échappée de la prostitution, même dehors et clean et sobre, n'est pas suffisant pour que je survive réellement à moins de pouvoir retirer de mon système toutes ces choses toxiques qui me sont restées de ces années de maltraitance et de vente. J'ai passé les quatre dernières années à essayer de trouver comment faire ça parce que tant que je n'aurai pas réussi à changer ça, ça reste toujours là, à m'étouffer, menaçant de m'engouffrer parfois quand c'est particulièrement difficile.


C'est mon talon d'Achille.

Juste pour clarifier : la sobriété me donne énormément. Chaque jour je suis reconnaissante d'être en guérison, hors du danger physique, de ne pas passer les fêtes annuelles dans la terreur et la honte et la dégradation d'être toxicomane et dans la prostitution. Une des nombreuses choses que la sobriété me donne est une chance d'essayer de trouver un moyen de sortir tout ça de moi.

L'idée de raconter tout ça à voix haute, de nommer les choses, de mettre des mots sur les images et de les partager avec un autre être humain me fait peur. Mais l'idée de ne pas le faire, et de continuer avec tous ces trucs s'entrechoquant dans ma tête, affectant toute ma vie, est encore plus terrifiant.

Il est temps de me jeter à l'eau.

C'est incroyablement difficile de retrouver la vérité de ce qui se passe réellement dans ta vie au moment présent quand le passé intervient et mélange tout dans un énorme noeud épineux. Chaque interaction, chaque réaction, est expliquée par mon passé.

Je crois que je lutte pour me sentir connectée à la vie "normale", bien que je suive le mouvement. Je ne sens plus rien d'autre. Rien ne dévaste la confiance ou l'intimité, rien ne divise quelqu'un autant que l'expérience de la pornographie extrême - être forcé à la regarder et à en performer - et la violence. Quand des gens ont piétiné toutes tes limites, c'est difficile de ne pas créer ensuite des limites physiques et émotionnelles partout pour rester en sécurité. Plus personne ne me fera souffrir ! Ils ne peuvent pas rentrer, ils ne peuvent pas s'approcher. Mais tu ne peux pas non plus sortir. Tu es piégée. Tu ressens la perte et la solitude, sachant ce que tu sais. Les images dans ta tête te rappellent d'où tu viens, ce dont les gens sont capables, où ces choses mènent, ces choses dont tu vois les gens rire et faire des blagues, que tout le monde défend comme inoffensives. Parce qu'ils ne peuvent pas, ne veulent pas se rendre compte des dégâts, les dégâts faits par la pornographie, les dégâts faits par la prostitution - ils ne veulent pas te voir. Ton expérience te rend invisible.

Ils ont changé le langage, tu vois ? Si quelque chose est inoffensif, et si cela tient du droit d'une femme de pouvoir le faire, alors il est évident que cela ne peut pas faire de victimes. Si tu es une victime du jeu de langage et d'un système qui nie aux femmes leur dignité humaine en réduisant au silence les victimes du système, les exploitées, et qui place dans leurs bouches les justifications des proxénètes et des pornographes - elle aime ça, elle a choisi, elle est responsable de ce qui lui arrive. Fin de la discussion, pas d'exceptions. Les femmes qui diront des choses qui défendent l'industrie du sexe sont autorisées à rester, courtisées par leur culture, payées pour raconter leurs histoires "coquines" dans les magazines féminins et dans les émissions télévisées.

Les femmes qui racontent une histoire différente sont des parias. Non seulement as-tu été abusée, mais on te dit que tu ne l'as pas été, que ce qui s'est passé était normal, un simple divertissement pour adultes. Je dois vous le dire, être utilisée et abusée comme un divertissement est inhumain.

Les gens qui disent "passe à autre chose" prononcent une malédiction. Je veux leur crier "comment, exactement ?" mais je ne le fais pas parce que souvent ces gens veulent juste dire ferme ta gueule et vis ta vie, ce que je fais : je suis clean et je suis sobre et je vis ma vie. Le fait que je sois suicidaire à cause de tout ça et que je lutte avec mon syndrome de stress post traumatique jour après jour est un sujet de profonde indifférence pour eux tant que tout a l'air normal vu de l'extérieur.

Mais je refuse de fermer ma gueule.

Pour moi, les images restent, les souvenirs restent, réapparaissant dans mes rêves, et déclenchés dans la vie de tous les jours, souvent sans avertissement. Guérir demande de la clémence et la possibilité d'être crue quand on parle de son histoire. Pour l'instant, notre société n'offre pas cela aux survivants de l'industrie du sexe.

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