lundi 25 octobre 2010

Les violences invisibles

Le Lobby Européen des Femmes (European Women's Lobby) vient de publier un de mes articles. Elles m'ont envoyé, accompagné de quelques copies du magazine, un DVD appelé "Not For Sale" ("Pas à vendre"), qu'elles ont produit conjointement avec la Coalition Contre le Trafic des Femmes. Elles m'ont également envoyé "Les liens entre la prostitution et le trafic sexuel : un manuel d'introduction", rempli de données sur la prostitution et la pornographie. Une lecture assez sinistre.

Ce qui m'intéresse, c'est cette question : où sont ces faits et ces statistiques quand on débat de la prostitution et de la pornographie dans la vie de tous les jours ?

Cette information n'est pas cachée : elle n'est pas conservée dans une sorte de cache secrète dans une une salle sombre. Et pourtant elle est complètement absente de la majorité des discussions. Pourquoi ? Si on devait débattre du pour et du contre de la modification génétique, on ne le ferait jamais sans avoir recours à l'information, aux faits et aux chiffres. Si on devait débattre de quoi que ce soit d'importance, que ce soit de la peine de mort à l'état providence, d'une façon significative, on s'attendrait à utiliser des données et des preuves.

L'industrie du sexe a fait un bon travail en s'assurant que ces faits soient écartés des débats sur la prostitution et la pornographie en utilisant à la place un langage qui est extrêmement attractif à l'esprit occidental moderne. Choix, libéralisme, empowerment - qui ne les encourage pas ? J'ai argumenté ailleurs sur le fait que ce langage n'a aucune place dans le contexte de l'industrie du sexe. Leurs arguments sont du vent très joliment emballé.

L'argument du DVD que j'ai regardé, et que je crois être vrai à 100%, est celui-ci : quand nous adoptons ce langage, en particulier là où un état légalise la prostitution, cela sert à rendre invisible la violence faite aux femmes impliquées.

Légaliser la prostitution rend invisible tout le mal qu'elle fait aux femmes qu'elle utilise.


Il y a moins d'aides pour sortir de la prostitution dans les pays où elle est légale. Pourquoi ? Parce que là où elle est légalisée, elle devient vue comme un job comme un autre, et pourquoi aurait-on besoin d'aide pour quitter un job normal ? Réfléchissez-y. Là où la prostitution est légale, le maquereau devient un businessman, un entrepreneur, dont les intérêts sont protégés par la loi. Le langage de la maltraitance disparaît. Les femmes qui sont prostituées deviennent des "travailleuses du sexe", les types qui les achètent des "clients". Un vernis de respectabilité est donné à un système qui ne respecte pas les droits humains. Une atmosphère où les actes quotidiens de violence et de dégradation sont perpétrés sur des femmes devient légitime parce que cela prend place dans un environnement "sécuritaire". Qu'est-ce qui est sécuritaire dans le fait d'être pénétrée, blessée, utilisée ? Est-ce que c'est correct parce que cela prend place dans des chambres avec de jolis couvre-lits (pour la commodité des clients, biens sûr), et en intérieur ? Si je suis violée dans un bordel légalisé et pas au coin d'une rue, en quoi est-ce que c'est mieux ?

La violence est inhérente dans l'action de chaque client. Ils demandent le droit de prendre leur plaisir de la manière qui leur plaît, et parce qu'ils payent pour ça, on estime cela acceptable. Pourquoi est-il plus acceptable de violer une prostituée, de maltraiter une prostituée, que n'importe quelle autre femme ? Est-ce qu'un échange d'argent, dont elle devra reverser la majorité si ce n'est tout à son proxénète ou pour payer sa maison, rend l'inacceptable acceptable ?

Légaliser la prostitution n'a rien à voir avec l'amélioration de la sécurité des prostituées : il n'y a pas de sécurité en tant que prostituée. Être une "escort" a peut-être l'air plus salubre, mais l'acte est le même, les risques sont les mêmes. Légaliser la prostitution a tout à voir avec la sécurité et le bien-être des clients, des proxénètes. Cela leur donne un air de légitimité, cela leur permet de marcher tête haute et de bavarder à propos de leur "business" en public (une version très abstraite et aseptisée, évidemment). Légaliser la prostitution supprime toute possibilité de la femme prostituée à appeler à l'aide, parler de sa maltraitance, ce qui est déjà assez difficile comme ça.

Légaliser la prostitution serait l'équivalent d'exhumer les souvenirs du temps où le viol conjugal n'était pas encore reconnu : changez le langage et vous étouffez le problème. Comment veux-tu parler sans langage ?

J'ai lutté pour obtenir de l'aide, pour être entendue, depuis que j'ai quitté la prostitution. J'ai fréquenté des (soi-disant) spécialistes de la santé mentale qui étaient incapables de voir où était le problème avec la prostitution. On m'a dit que j'avais tort d'avoir un problème avec ça, d'être dérangée par la pornographie (même en tant que personne qui a été utilisée dans la pornographie et qui a dû "apprendre" comment se comporter selon la pornographie), on m'a dit de passer à autre chose et que j'avais choisi tout ça.

HEIN ?

Tu ne choisis pas d'être traitée comme ça. Tu es foutue et tu te retrouves là-dedans. C'est ce qui m'est arrivé et j'ai vu la même histoire encore et encore avec les femmes que j'ai rencontré. Elles avaient été maltraitées. Elles étaient piégées par une addiction. Elles n'avaient pas d'argent. Elles n'avaient aucune estime de soi. Elles n'avaient aucun choix.

Tu en arrives au point ou tu es tellement fracassée par tout ça, tellement consumée par tout ça, par les choses qu'ils te disent - les clients, ton partenaire qui te frappe, la clameur toute entière d'une société qui a gobé les mensonges de l'industrie -, que tu cesses de te préoccuper de ce qui t'arrive. Ils t'ont dit que tu aimais ça, que tu l'as choisi. Tu deviens confuse. Peut-être que oui. On s'en fout. Tellement fatiguée. Juste survivre. Juste survivre.


Je suis chanceuse de m'en être sortie - de justesse. J'ai failli de pas y parvenir. Je connais beaucoup de femmes qui n'ont pas eu cette chance. Nous devons nous battre pour que le mal qui leur est fait reste visible.

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