samedi 10 septembre 2011

Faire ou ne pas faire confiance


En ce moment je bataille vraiment avec la confiance. C'est le genre de chose qu'on ne remarque pas dans ses interactions avec les autres jusqu'à ce qu'elle disparaisse et qu'on se retrouve à avoir l'impression que toute cette histoire de communication avec les autres, d'interaction avec les autres, est un labyrinthe et un cauchemar. Sur le chemin de la guérison, par un énorme effort conscient de ma part, ma capacité à faire confiance a augmenté un petit peu. Jusqu'à ce que je commence une thérapie, ma confiance était détruite. Je ne faisais confiance à personne, homme ou femme. Je me sentais vendue, trahie, pas seulement par les hommes qui abusaient de moi mais par le système tout entier, la façon dont notre société tout entière s'est blindée pour rester aveugle à toute cette maltraitance et pour la classifier comme un divertissement. J'étais en colère contre cette vision de classe moyenne dans laquelle j'ai été élevée, qui m'avait laissée tellement complètement sans défense face à ce qui m'est arrivé, au point de n'avoir même pas le vocabulaire pour le décrire. Prostituer. C'est un mot qui ne m'est venu que deux ans après être redevenue clean et sobre. Mon ex m'a prostituée. Sur le moment, avec la peur et à travers la brume des drogues et de mes blessures à la tête, je n'aurais pas pu dire ce qu'il était en train de se passer. En fait, j'ai largement perdu ma capacité à parler tout court. Viol. En voilà un autre. Je crois que comme beaucoup de gens j'ai grandi en croyant que le viol était quelque chose que seuls des étrangers pouvaient commettre. L'idée qu'un partenaire puisse me violer, et ce fréquemment, ainsi qu'un cercle d'autres dont certains m'étaient familiers, était tellement hors de ma sphère de compréhension que je ne pouvais pas l'intégrer. C'est un mot que je ne peux toujours pas dire à voix haute. Je pourrais peut-être à la limite dire "m'a forcé à avoir une relation sexuelle".

Les professionnels que j'ai rencontrés au milieu de tout cela ont renforcé cette confusion, et multiplié mon sentiment de honte. Pendant les rares visites que j'ai faites à l'hôpital avec des blessures, on m'a clairement fait comprendre que c'était ma faute. J'étais traitée avec suspicion et une hostilité palpable - "elle retourne le voir". Les gens parlaient de moi comme si je n'étais pas là, et je n'essayais même pas de comprendre. Il était dans ma maison, et mon argent était engagé dans ma maison, et j'avais peur et j'étais perdue et je me battais contre une addiction au-delà de mon contrôle. Je ne comprenais pas pourquoi tout ça se passait, je ne savais pas quoi faire. Ayant été élevée dans l'idée de confiance envers la profession médicale, je ne savais plus où me tourner.

Quand je suis devenue sobre, j'ai réalisé que pour le rester j'allais devoir faire les choses un peu différemment. J'entendais les autres gens partager leurs sentiments, et avec l'aide de quelques bonnes personnes autour de moi j'ai commencé à donner un sens à ce que je ressentais. Au début de la guérison, j'avais l'impression que je ne pouvais pas aller plus loin que de penser "bleurk". Des années à enterrer les émotions, à me diviser, m'assommer et me détacher ont rendu difficile le fait d'accepter la moindre émotion et de faire avec. Elles menaçaient de me noyer. Identifier et nommer les émotions - colère, peur, tristesse - a pris du temps.

Mais il restait, même après que j'ai commencé à devenir plus ouverte et plus honnête sur ce que je ressentais, de larges morceaux de ma vie dont je ne pouvais tout simplement pas parler. La violence, la prostitution, le fait d'avoir été filmée lors de ces abus, restaient pour moi indicibles. C'est une des raisons qui m'a fait commencer ce blog en 2009 : comme je commençais à pouvoir mettre en narration ce qui m'était arrivé, comme de plus en plus de choses me revenaient, j'ai réalisé que tout ça devait aller quelque part, ou alors je deviendrais folle. Incapable de le dire à voix haute, et ne faisant pas confiance aux autres en matière de ce poids pour moi, j'ai choisi d'écrire et de mettre tout ça ici. J'avais une voix, mais sans visage je pouvais être honnête sans devoir faire avec les réactions d'autres gens envers moi, envers ça.

J'ai parfois réussi à parler un peu de tout ça. J'ai vu un thérapeute pendant un an et j'ai commencé à essayer d'en parler un peu. C'était incroyablement rude, incroyablement douloureux. Il y avait de longs silences et j'avais peur de m'évanouir ou de vomir. Et j'avais peur de sa réaction. Comme c'était ma première année de guérison, je me battais encore pour trouver le vocabulaire qui convenait. Les tentatives de m'ouvrir un peu aux autres gens ont été beaucoup moins réussies. J'ai découvert que même avec des gens décents, des gens que je compte dans mes amis, leur vision du monde n'a tout simplement aucune place pour ce qui m'est arrivé. Dans une société saturée par la pornographie, qui prend à la légère la violence contre les femmes, et qui quand une femme est violée ou battue, tend à dire "oui mais bon, elle est retournée le voir / elle lui a envoyé les mauvais signaux / elle l'a trompé / elle avait bu / elle l'a allumé", il est difficile de savoir où aller quand tu luttes avec les effets secondaires de la maltraitance. Les femmes sont, dans mon expérience, tout aussi dures dans leur jugement, et tout aussi capables d'être du côté de l'agresseur.

Cette année, j'ai perdu mon dernier parent. Cela a fait une grosse différence dans ma capacité à faire confiance. J'ai vraiment fait un pas en arrière. Parce que nous ne sommes pas très bon en matière de mort dans ce pays, j'ai eu des réactions négatives à ma perte, certains de mes amis se sont mis à m'éviter (c'est leur problème, je sais, mais c'est quand même douloureux), certains ont fait des commentaires du genre "et bien tu n'as qu'à faire avec, c'est la vie" (je sais ! qu'est-ce que tu crois que je suis en train de faire ?), ce qui peut se traduire par "n'en parle pas, s'il te plaît" et cela a enflammé ma méfiance totale. Je ne fais confiance à personne. Mon allié le plus proche à cet instant est mon chien.

Ce qui me laisse dans le pétrin, puisque de toute évidence ça ne va pas fonctionner ; je dois faire confiance aux autres pour rester sobre, mais c'est vraiment difficile. J'ai peur et je suis seule et tellement perdue, je ne me fais même pas confiance pour choisir les bonnes personnes à qui parler. Je viens tout juste de recommencer une thérapie, ce qui est positif, et je dois me battre contre tous mes instincts défensifs pour réellement le laisser m'aider. Je veux être proche des gens, je veux aimer et être aimée, mais je ne suis pas sûre de savoir encore comment faire ça, ce qui me rend tellement triste que je pleurerais si je m'y autorisais. Je suppose que je vais devoir "faire comme si" et juste essayer d'être honnête, à l'encontre de tous mes instincts. En vérité, j'ai dû me débrouiller toute seule pendant beaucoup trop longtemps par le passé, à me battre, et je suis fatiguée, et je ne crois pas que je peux continuer comme ça.

Je dois faire un grand saut maintenant. J'espère juste atterrir sur la terre ferme, pas dans la merde.

3 commentaires:

  1. Vous êtes incroyablement forte, vous avez réussi à vous relever de tout ce qui vous est arrivé. Ça va continuer, je le sais, vous avez fait le plus dur. Le plus dur c'est de prendre conscience c'est de "penser" ce qui est arrivé, une fois que cela a été "pensé" et "mis en mots" on ne peut plus revenir en arrière. Vous vous êtes sauvée, c'est encore dur, la vie est dure mais ça s'arrangera pour vous. Il faut juste du temps. Il y a des gens à qui on ne peut pas faire confiance, mais il y en a aussi à qui on peut faire confiance, vous ne vous tromperez plus jamais sur les gens. Je vous souhaite le meilleur pour le futur...

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  2. je ne peux ajouter mieux que le commentaire précédent.
    Simplement ceci : ce blog à deux rivages, cette oeuvre à 4 mains, c'est comme planter un phare dans la tempête ... même si on se débat, impuissante pour l'instant, face à l'océan de propagande proxénète qui se déverse depuis 50 ans, on voit votre lumière, qui éclaire le chemin politique et éthique qu'il nous reste à construire pour vivre, enfin, libres.

    je laisse les lectrices qui ne la conaîtraient pas découvrir l'une de nos lumières les plus incandescentes :
    Andrea Dworkin, dont l'oeuvre est enfin disponible : http://radfem.org/dworkin/ ... et ses conférences audio : http://www.andreadworkin.com/audio/ ...
    à quand une traduction intégrale ;)en France, toute critique radicale de ce qui est vu par les hommes comme de la sexualité (viol, prostitution, porno) est boycotté. Votre traduction en est d'autant plus précieuse.

    Merci à vous deux, Angel K. et la traductrice !

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  3. Courageuse écriture, courageuse attitude d'oser reformuler ce qui fût, de nommer l'ombre, de traverser la nébuleuse et oser la dire.
    Je ne crois pas que ce soit vaine tentative, il est fort possible que cela aide certaines (et certains), qui ont vécu ce genre de situations.
    C'est peut-être une nécessité de survie, mais décrire tout ça, sans même vouloir faire brûler le feu de la haine gratuite et de la revanche, mais la lumière de la mise en sens, oui, c'est une grande action de conscience qui vous faites là (autrice et traductrice).
    Il y a peu, j'ai pris connaissance du site memoiretraumatique.
    Qui décrit si bien le processus de division intérieure, de dépossession de son ressenti qu'on met en place dans ce genre de choses.
    J'ai vécu l'exclusion d'un groupe dans le cadre d'une pratique spirituelle (reconnue officiellement, donc théoriquement non sectaire). Bien sûr, je n'ai en rien connu l'indicible de la maltraitance qu'Angel K peut décrire. Mais derrière tout ça, il y a toujours, je crois, la sensation de n'être pas regardé comme sujet, d'être nié comme être vivant. Et ça, c'est un meurtre psychique, et personne ne peut se construire dans la dignité s'il est regardé ainsi. Comment alors accepter d'ouvrir les bras à ce qui nous est Autre, d'accepter d'être aimé sans avoir si peur???
    C'est pourtant le combat de ce monde...car l'exclusion, on aime ça, la violence, cet animal en nous qui rugit, il est toujours là, prèt à mordre, les chômeurs, les immigrés, les riches, les pauvres, les jeunes à casquette, les vieux déments, les patrons, les chinois, les......on en trouvera toujours, un Autre qu'on n'accepte pas de voir comme étant peut-être aussi susceptible de souffrir la vie que soi-même, pour oublier qu'on a mal!
    Votre courage vous honore, continuez ainsi, votre guérison n'est pas que votre. Elle va bien plus loin que ça et votre discours est nécessaire. Vos mots sont clairs.

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