mercredi 5 mai 2010

Désensibilisée et anesthésiée

On était plusieurs chez un ami l'autre jour, posés tranquillement, et on a commencé à regarder un film dont quelqu'un avait entendu dire qu'il était bien... 10 minutes plus tard nous l'arrêtions déjà, submergés par la violence. Ne vous imaginez rien, mes amis et moi ne sommes pas fragiles ou particulièrement sensibles. Mais quand un homme était représenté graphiquement en train d'être torturé, nous sommes tombés d'accord : ce n'était pas du "divertissement", c'était malsain.

Je me suis mise à réfléchir après coup, sur le point auquel notre culture est devenue désensibilisée. Qu'elle vende cela comme un divertissement est un peu dérangeant. Mais combien plus dérangeant est le fait que la pornographie soit si largement acceptée comme "inoffensive" et "amusante" et "divertissante" ! Le sang dans ce film, la violence dans ce film, les coups et les bleus dans ce film étaient des effets spéciaux : ils n'étaient pas réels. Sans quoi l'acteur aurait probablement quelque chose à y redire !

Mais dans la pornographie, de vraies femmes sont pénétrées et utilisées et baisées et c'est sur elles ou en elles qu'on éjacule, pour de vrai. Pas d'effets spéciaux : les vagins et les anus et les bouches dans les gros plans font tous partie des "mannequins", les femmes qu'on vend. Quand cette femme a l'air de souffrir, c'est parce que ça fait mal, ça lui fait mal, pour de vrai, pas besoin de jouer un rôle. Qu'on lui donne parfois des lignes à répéter dans le film, disant que c'est bon, ne diminue pas ce fait, bien qu'il augmente sa peine.

Quand j'étais violée et maltraitée et que c'était filmé ou photographié pour le divertissement d'autres, pour faire gagner de l'argent à d'autres, c'était l'insulte finale, qu'on me fasse "sourire" ou dire que j'adorais ça. Je ne voulais pas dire ces choses, je ne voulais pas être là, je ne voulais pas sourire, ou au moins, essayer de sourire, ne sachant même pas si j'y arrivais où si j'étais en train de grimacer. Je me souviens avoir pensé, "je ne me souviens pas comment faire pour sourire".

Assise là devant mon ordinateur, sachant que ces images sont toujours là dehors, je vois que le mieux que je puisse espérer est que cette douleur, cette douleur réelle et cette souffrance réelle, soient reconnues. Mais assise là, je sais aussi que la pornographie devient de plus en plus acceptable, de plus en plus disponible, et de plus en plus extrême, car à mesure que les gens s'y accoutument, cela ne semble plus choquant, et quelque chose de nouveau, quelque chose de plus "hardcore", plus "choquant" est nécessaire pour obtenir le même "effet". Tout cela, combiné avec le fait que la pornographie soit bizarrement vue comme un fantasme, en dépit du fait que les femmes qu'elle utilise soient réelles, et qu'elle soit déguisée sous un langage de "droits" et de termes féministes, est profondément dérangeant.

Ça fait mal.

Cela nuit aux femmes directement impliquées. Mais cela nuit aussi aux femmes qui n'y sont pas impliquées. Ce que nous voyons a un effet direct sur la façon dont nous agissons dans nos vies. Donc si dans des magazines et des films pornographiques les femmes sont traitées comme des objets sexuels et traitées violemment, et si on fait croire qu'elles l'apprécient, et si la pornographie est maintenant largement vue comme acceptable, comme quelque chose dont les hommes ont besoin pour être des hommes, quelque chose d'inoffensif, alors nous normalisons un traitement des femmes qui ne devrait pas être normalisé. Nous rendons l'inacceptable acceptable. Si nous autorisons que certaines femmes soient traitées comme des poupées gonflables, rien de plus qu'un tas d'orifices à utiliser et maltraiter pour le plaisir des hommes, nous autorisons que toutes les femmes soit traitées ainsi.

Il faut que les femmes sachent cela. Il faut que les femmes voient que bien qu'elles ne soient pas dans ces photos ou dans ces films, cela touche leur vie aussi. Personne n'est immunisé. La prévalence de la violence envers les femmes le montre clairement. Si j'autorise que d'autres femmes soient vendues comme des objets sexuels, pénétrées, utilisées comme support de masturbation et puis jetées sur le côté, cela me mène à deux conclusions possibles, logiquement. Soit je dis qu'il y a une sous-classe de femmes qui sont d'une certaine façon différentes de moi, et donc c'est normal qu'elles soient traitées ainsi, mais pas normal pour moi. De cette manière je peux m'enlever du tableau, et dire : pas mon problème. Ou alors, je dois dire que la femme dans les photos est exactement comme moi, et que si c'est normal que cela lui soit fait, alors c'est normal que ça me soit fait à moi. Je me tiens à côté d'elle et dis : non, je ne voudrais pas que cela m'arrive, donc ça ne devrait pas être en train de lui arriver.

Je suis une de ces femmes dans ces photos, une de ces femmes dans ces films. Je ne suis pas différente de vous, lectrice. Je ris et je pleure, j'ai des espoirs et des rêves, j'ai une famille et des amis. Je suis une jeune femme de classe moyenne qui a découvert que la violence domestique, la toxicomanie, les viols et le proxénétisme peuvent arriver à tout le monde. Qu'être utilisée dans la pornographie peut arriver à tout le monde. Je ne suis pas spéciale ou différente, ou inhabituelle, en dehors du fait d'avoir traversé ça, d'y avoir survécu, et d'être en guérison et de trouver une voix pour en parler maintenant. Je parle pour toutes ces femmes qui ne le peuvent pas, pour toutes ses femmes sans voix, pour toutes ces femmes qui ne s'en sortiront pas.

Nous ne sommes pas obligées de laisser les futures générations de femmes souffrir ainsi.

1 commentaire:

  1. Très juste. Un grand merci pour ce texte en tout cas. J'ose espérer que tout le monde n'est pas encore totalement insensible à la souffrance réelle qui émane de certaines scènes, mais la banalisation de la pornographie ne me dit forcément rien de bon... Il y a une objetisation terrible derrière les faits les plus atroces (que notre culture a toujours cautionnés)... Et il est vrai aussi que nous sommes toutes (et tous) concerné-e-s.

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