mercredi 19 mai 2010

Submergée de rage et bouillant de désespoir


Il me semble me sentir très en colère en ce moment. Pour moi, la colère et la tristesse vont main dans la main, et parfois ce qui se manifeste comme une rage extrême est en fait de la souffrance ou une perte. Je pense que cela se rapporte aux choses qui me sont arrivées par le passé. Souvent, il était dangereux de pleurer, ou d'exprimer la moindre émotion. Énervé par le moindre indice de tristesse de ma part, mon ex me disait de "fermer ta gueule ou je te donnerai une bonne raison de pleurer". Ou alors parfois il exigeait que je pleure - il jouirait dessus. Dans tous les cas, tout est devenu emmêlé dans les jeux de pouvoir et de contrôle dans lesquels je me retrouvais, et je suppose qu'il n'est pas surprenant que cela demande de prendre un peu de recul.

La patience n'est pas mon point fort et je me retrouve très souvent à me réprimander moi-même de ne pas être "bien rangée", d'être encore en train de lutter avec mon passé. Ma voix logique me dit que je devrais me laisser faire une pause, me montrer un peu de compassion, que j'en ai vu assez et que je n'ai pas besoin d'ajouter à la souffrance, à la honte. Mais tout de même, c'est en chantier. Je trouve ça tellement dur de prendre soin de moi ! Ce serait tellement plus facile de faire mon vieux truc, l'autodestruction. Me tailler les veines. Picoler et vomir. M'affamer. Prendre des risques... En processus de guérison, je travaille vraiment dur à changer mes vieilles habitudes, et c'est épuisant. Accepter mon corps comme étant moi et le mien signifie accepter que ce qui est arrivé m'est arrivé à moi, et pas à quelque chose d' "autre" ou de séparé. Cela signifie se rendre compte qu'à chaque fois que mon corps a été battu et vendu, j'ai été battue et vendue. Dur à avaler.

Si cela peut sembler incontestablement évident que moi et mon corps sommes une seule et même unité, cela vaut la peine de signaler que ce n'est pas évident pour moi. Des années de déchirure, de dissociation, consciemment ou d'une autre manière, à agir comme un observateur, un extérieur, regardant ce corps, ces pensées, détachées et séparées, me laissent morcelée. Le regardant me crier dessus, je pouvais me sentir étrangement calme, presque hypnotisée. Je peux voir ses lèvres bouger, mais je ne peux pas vraiment l'entendre, je vois des mots se former, mais ils ne veulent rien dire. Dans mon esprit, je dissèque chaque mot et épelle chaque lettre avec précision. Il y a de la bave qui se forme sur sa lèvre. Je vois que cet homme va frapper cette femme, mais ça n'a pas vraiment d'importance, parce que ça n'est pas vraiment moi. J'observe à distance.

On me dit (et j'ai lu - je lis beaucoup de choses là-dessus maintenant, pour mieux me comprendre, pour guérir) qu'une telle séparation est le produit d'un traumatisme extrême - un mécanisme de défense. Incapable de m'éloigner physiquement de la maltraitance, j'ai cherché à me distancier mentalement, faisant la seule chose que je pouvais faire. L'esprit est un outil remarquable. Les bouddhistes parlent souvent de simplement observer les pensées et les sentiments allant et venant, ils parlent d'impermanence et de non-attachement, et ça a beaucoup de sens pour moi.
Mais là, clean et sobre depuis trois ans, je suis dans ce processus épineux qui consiste à remettre ces pièces ensemble à nouveau, de transformer cet amas de morceaux en quelque chose de complet. C'est une progression lente et douloureuse. J'ai suivi une thérapie, et je travaille le programme au quotidien. Je travaille beaucoup sur le reproche et la honte en ce moment, alors ce n'est pas étonnant que mes émotions ne tiennent pas en place. Quand l'homme qui te maltraite te dit que tu le mérites, pire, que c'est toi qui les pousse à te faire ça, et que tu es isolée et terrifiée et pleine de peur et tu te hais pour l'alcool et les drogues, tu y crois. Et je me rends compte que même si rationnellement je peux voir que ce qui est arrivé n'était pas ma faute, que le reproche et la honte appartiennent aux auteurs de ces violences, mes émotions mettent un moment à le comprendre. Si c'était quelqu'un d'autre, je n'aurais aucun problème avec ça. Mais, c'est toujours la même histoire, alors que je peux être compatissante et objective avec les autres, je trouve ça extrêmement douloureux et difficile d'appliquer ce même soin et cette même réflexion à moi-même.

Je suis tellement en colère ! Envers mon ex pour l'extrême maltraitance physique, verbale et sexuelle qu'il m'a fait traverser. Envers les hommes qui m'ont utilisée, qui m'ont forcée, qui savaient que je ne voulais pas de rapports sexuels, qui me giflaient et se moquaient de moi et me baisaient quand même. Envers les hommes qui se sont fait de l'argent, qui ont pris des photos et filmé ce qui se passait. Envers mon ex pour m'avoir frappé et me forcer à performer pour ces hommes comme un animal, juste pour avoir de la drogue. Envers les médecins et les infirmières des urgences pour m'avoir jugée et m'avoir traitée comme de la merde en ces occasions où j'étais capable de chercher une aide médicale. Et je suis en colère envers moi parce que je me sens encore et toujours responsable de choses qui étaient complètement en dehors de mon contrôle.
Je suis en colère contre moi pour être en colère contre moi (ce qui ne veut absolument rien dire, je sais).

Mais sous la colère, et j'ai pu y jeter quelques coups d'oeil ces dernières semaines, il n'y a qu'une profonde, profonde tristesse pour ce qui m'est arrivé, à ce qui arrive à des femmes dans ce pays tous les jours. On m'a dit que j'ai eu de la chance de survivre, et je suis effectivement chanceuse. J'étais absolument convaincue qu'il me tuerait s'il en avait envie - il me l'avait dit. Quand tu vis à travers ça, tu perds tellement de choses, et j'ai l'impression que je pleure certaines de ces choses aujourd'hui. Tu perds foi en les gens, en leur humanité. Mais plus que tout, tu te perds toi-même. Quand tu es en permanence en train de te forcer, dans une tentative désespérée d'éviter une séance de coups, tu ne sais plus qui tu es. Quand tu agis comme un animal pour survire, tu te hais. Quand ton corps n'est pas le tien et quand les hommes te touchent et te baisent et te frappent et t'utilisent et quand tu ne peux pas les arrêter, tu perds ta dignité. Tout t'est enlevé : tu ne t'appartiens pas.

Mon corps, mon esprit, ont fait ce qu'ils ont pu pour me protéger à ce moment là. Mais ici et maintenant, ce qui m'avait alors protégée peut m'isoler et me nuire. Je suppose que je dois être un peu plus bienveillante avec moi-même. Après tout, il n'y a pas de chemin rapide vers la guérison. Je fais ce que je peux, et on m'aide. Quand je mesure mes progrès par rapport aux autres gens, je dois me rappeler qu'étant donné ce qui s'est passé, je m'en sors pas trop mal. Je ne vais pas trop mal. Je n'y croyais pas avant, mais tu sais, la plupart du temps, maintenant j'y crois. En colère ou triste, fatiguée ou découragée, je vais bien.

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